LA VIE DES IDÉES
Les Afropéens, espoirs de l’Europe et de l’Afrique ? Dans Afropea, un essai ambitieux et complexe, l’écrivaine camerounaise appelle à épouser cette utopie politique pour dépasser les identités figées et la question de race. Un message d’espoir pour nos te
C’est en habituée des prises de parole médiatiques que Léonora Miano a lancé, en septembre, sa charge contre la série d’été de Valeurs actuelles mettant en scène Danièle Obono en esclave. L’hebdomadaire d’extrême droite dépeint la député LFI chaînes au cou pour dénoncer, explique-t-il, « la responsabilité des Africains dans les horreurs de l’esclavage »
au xviiie siècle. L’écrivaine n’a pas de scrupules à l’accabler, elle qui a raconté la collaboration de certains notables subsahariens dans ses romans. Et de citer l’écrivaine américaine Toni Morrison : « Si vous ne pouvez être grand que parce qu’un autre est à genoux vous avez un sérieux problème. »
L’intellectuelle engagée, directe et intraitable, avait dirigé en 2016 l’ouvrage collectif Marianne et le garçon noir (Pauvert) après la mort d’Adama Traoré lors d’un contrôle de police. Au printemps 2020, dans le sillage du décès de George Floyd et du mouvement américain Black Lives Matter, des milliers de manifestants ont défilé derrière Assa Traoré et le comité La Vérité pour Adama afin de dénoncer les violences policières et le racisme. Aux côtés de militants traditionnels défilaient ceux de l’antiracisme décolonial. Ces collectifs (Parti des indigènes de la République, Brigade anti-négrophobie…) dénoncent l’incapacité du modèle républicain à atteindre son idéal universaliste et parlent de « racisme d’État ».
Leurs opposants (Élisabeth Badinter, Le Printemps républicain…) s’inquiètent d’une tentation sécessionniste, d’un mépris des valeurs républicaines et de la racialisation des débats. Autant de matières inflammables pour Afropea, le nouvel essai de Léonora Miano ?
L’ANTIDOTE AUX PATHOLOGIES MENTALES DE L’EUROPE
Les choses ne sont jamais aussi simples avec l’écrivaine camerounaise. Afropea aborde le déboulonnage des statues : Miano estime qu’après l’adoption de la loi Taubira de 2001, qui reconnaît la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité, la France ne peut continuer à honorer la figure de Colbert (qui a supervisé le Code noir). Et de citer – à contre-emploi – l’essayiste Pascal Bruckner : « Quitte à engager une recherche en filiation, cherchons-nous des pères honorables plutôt que misérables. » (La Tyrannie de la pénitence, Grasset, 2006). Mais elle ne dit rien des débats concernant la cancel culture, le racisme d’Autant en emporte le vent ou sur les Dix Petits Nègres devenus Ils étaient dix. Afropea ne traite pas directement des événements de juin: à aucun moment il n’est question des manifestations, de leurs leaders, des polémiques qui les ont entourées – elles sont là, hors champ – et pourtant Afropea, qu’elle définit comme une « méditation politique », n’est qu’une adresse à la jeunesse noire en colère. Dans une « France polluée par le racisme », une partie de cette jeunesse « a acté la séparation, au moins sur un plan mental. […] Une main doit leur être tendue, qui ne le fut pas en France ». En guide spirituelle, Léonora Miano propose une autre voie, un autre chemin, une utopie politique : dépasser les identités nationales et embrasser une nouvelle « ethnicité de la multi-appartenance », celle de l’afropéanité (être d’ascendance subsaharienne et né ou élevé en Europe). C’est à ces
« mutants identitaires » de constituer l’avant-garde d’une révolution de la relation. Pour elle, les Afropéens doivent être l’antidote « aux pathologies mentales de l’Europe » et permettre de congédier « la mélancolie coloniale qui habite la France », décrite par le sociologue anglais Paul Gilroy.
Léonora Miano prévient d’entrée : elle n’est pas afropéenne (elle est née et a grandi au Cameroun, et vit aujourd’hui au Togo). Et de préciser que ses « aspirations ne furent jamais entravées en raison de la couleur de sa peau », à la différence des Afropéens, qui « évoluent au sein d’un environnement racialisé, inégalitaire en matière de représentation ». Quelle légitimité a-t-elle à parler pour eux alors qu’elle-même critique l’appropriation culturelle ? D’abord, parce que l’auteure promeut depuis des années ce concept récent, né dans les années 1990 de l’imagination du musicien anglais David Byrne, cofondateur du groupe Talking Heads, puis popularisé par des groupes comme Zap Mama ou Les Nubians. Ensuite, et surtout, parce qu’elle a « donné naissance à une enfant en France ». « C’est la mère en moi qui, soucieuse de préparer l’avenir de sa fille […], conçut comme une urgence le travail sur Afropea », écrit l’auteure. Dans cette adresse à sa fille, Miano s’inscrit dans la tradition des adresses intergénérationnelles inquiètes, comme celle de James Baldwin à son neveu (La Prochaine Fois, le feu, 2018, Folio) ou celle de Ta-Nehisi Coates à son fils (Une colère noire. Lettre à mon fils, 2016, Autrement).
ÉCHAPPER AU PIÈGE D’UN AFFRONTEMENT IDENTITAIRE ET RACIAL SANS FIN
Quelle est l’adhésion aujourd’hui à cette identité hybride, sa pénétration dans la société française ? « Ce terme est peu utilisé en dehors du milieu culturel, estime Mame-Fatou Niang. Personnellement, je me dis afro-française de racine sénégalaise, une citoyenne française biberonnée à la République, baignée de la culture de la diaspora », précise la chercheuse en études françaises à l’université Carnegie Mellon (Pennsylvanie) pour qui « être noir en Belgique n’est pas la même chose qu’être noir en France : l’identité nationale française est spécifique, c’est aller vite en besogne de prétendre s’en affranchir sans avoir déconstruit ce qu’est être noir en France ». « Qu’une utopie, un projet soit ancré ou non n’est peutêtre pas la question. Le terme circule de plus en plus, et Léonora Miano y contribue. Il faut du temps pour pénétrer les imaginaires », considère pour sa part Maboula Soumahoro, maîtresse de conférences à l’université de Tours. L’ambition de Léonora Miano est en effet de sortir le concept d’afropéanité du champ culturel pour en faire une utopie politique dont l’un des objectifs principaux est d’échapper au piège d’un affrontement identitaire et racial sans fin. Même si elle prend soin de ne pas minorer l’impact du « confinement racial » sur le vécu et l’expérience des Afrodescendants, elle insiste : « À l’orée du XXIe siècle, le moment est venu de nous préparer à faire nos adieux à la race noire, d’interroger sans complaisance l’attachement à cette catégorie. » Pour Miano, le terme « Noir » incarne « l’échec, la dépossession, l’impuissance », il a été créé
par « la capture, les déportations transocéaniques et l’esclavage colonial » : « Noir est donc d’abord une manière de souligner l’infériorité, ce qui amoindrit la possibilité, pour cette appellation, d’être jamais un marqueur identitaire sain. »
UN MONDE OÙ LA RACE N’EXISTERAIT PLUS
Léonora Miano revisite sous cet angle deux courants de pensée afrodescendants. « Il m’arrive de lire, dans une grande perplexité, les écrits de certains sur les réseaux sociaux. On y constate, de la part d’Afropéens, une obsession pour l’Afrique où peu se rendent », écrit-elle. Cette « présentation idéalisée de l’histoire africaine » a été décrite par l’universitaire africain-américain Clarence Walker. Pour elle, l’essentialisme afrocentrique et son nationalisme culturel rejettent l’idée d’une identité afropéenne. Quant à la négritude théorisée par Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire ou LéonGontran Damas, si elle a participé à une « nécessaire revalorisation de cultures et de peuples colonisés », reconnaît Miano, elle a aussi, selon elle, le défaut d’avoir « intériorisé la vision raciste et raciale propagée par l’Europe ». « Les intellectuels colonisés éprouvaient le besoin de lui répondre sur la même base », écritelle, pérennisant ainsi « le corps-à-corps dégradant qu’est la relation avec l’oppresseur ». Cette ambition post-raciale marque une différence avec les aspirations actuelles de la nouvelle génération de militants antiracistes. « Les Subsahariens, comme Miano, qui ont grandi dans une culture africaine où la race n’existe pas, ont de l’avance », estime Mame-Fatou Niang, avant d’ajouter: « Au fond, tout le monde veut vivre dans un monde où la race n’existerait plus. Mais, avant d’arriver à une société où la couleur n’aura plus d’importance, il faudra de la patience, laisser du temps aux autres de se construire. » Avec le dépassement de la question raciale, l’autre grande direction d’Afropea est d’appeler au dépassement de l’Occident – que Léonora Miano définit négativement par le capitalisme et sa violence impérialiste. Elle appelle ainsi les Afropéens à refonder une « nouvelle fraternité » pour sortir de « l’occidentalité », cette « manière d’être au monde qui fonde les rapports avec les autres sur la violence », pour que « puissance » ne soit plus synonyme de « domination ». Sur ce point, Léonora Miano s’aligne sur les arguments des militants antiracistes décoloniaux qui estiment que de la modernité européenne et des Lumières sont nés l’esclavage et la colonisation.
« Combattre l’hégémonie occidentale à l’intérieur même de l’Occident: tel est, par-delà la révolte contre les violences policières, l’objectif que s’assigne le nouvel antiracisme », s’inquiétait d’ailleurs Alain Finkielkraut au Figaro en juin dernier. Mais, à lire Léonora Miano, il s’agirait davantage pour elle de faire enfin corps avec l’idéal universaliste français, d’aller au bout de la promesse de ses grands principes. « Il est temps de faire advenir la France, écrit-elle. Il s’agit là d’un choix : légitimer tous les enfants de la nation, écrire la suite de l’histoire de la relation, ce nouveau chapitre qui relate l’effectivité de la décolonisation. » Et, pour cela, comme disait James Baldwin dans les années 1960, « il convient [aux Afropéens] d’habiter pleinement [leur] demeure ».