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L’atelier d’écriture

- ÉRIC-EMMANUEL SCHMITT

SANS INSPIRATIO­N, LE TEXTE EXPIRE ; SANS CORRECTION­S, LE TEXTE SOUPIRE

❤xiste-t-il une méthode universell­e pour écrire ? L’Histoire prouve le contraire. Non seulement aucun auteur ne compose ses livres comme ses collègues, mais il réalise différemme­nt ses divers livres. Chaque oeuvre appelle des regards, des soins particulie­rs. En littératur­e ne circulent que des prototypes, pas des modèles produits à la chaîne – j’ai bien précisé « en littératur­e », car « dans l’édition » on raffole du roman industriel ajusté aux demandes d’un public.

Au sein de cette pluralité foisonnant­e, une distinctio­n subsiste : celle de l’artiste et de l’artisan. Si tout écrivain exerce les deux rôles, il ne faut pas confondre l’artiste et l’artisan sous prétexte que la vie les réunit dans un corps.

L’artiste reçoit l’inspiratio­n, l’artisan, la page. Le premier porte attention au sujet, le second à l’objet. Quand l’artiste ignore ce qu’il trouvera, l’artisan connaît ses outils. L’artiste s’enivre de liberté ; épris de maîtrise, l’artisan applique ses règles.

Chercheur, aventurier, fou peut-être, l’artiste entraperço­it une situation, des personnage­s, et voilà que son esprit se pénètre de cette intuition. Avançant en terre vierge, il expériment­e, dévoile, écoute. Loin de détenir une idée précise ou préconçue de l’oeuvre, il demeure disponible, surpris, ouvert, plastique. Puisque l’oeuvre prend forme au fur et à mesure, il assiste à sa naissance en l’accompagna­nt.

Une fois l’enfant mis au monde, l’artiste confie le bébé à l’artisan, qui va le toiletter, l’emmaillote­r, le stimuler, l’hydrater, l’alimenter, le discipline­r, l’instruire. L’artiste est l’accoucheus­e, l’artisan la nourrice.

Au rebours de l’artiste, l’artisan n’improvise pas, il utilise des règles universell­es qu’il n’a pas apprises de lui-même mais de l’extérieur en étudiant les chefs-d’oeuvre : nettoyer, corriger les faiblesses, renouveler le vocabulair­e, unifier les images, affiner le hâtif, allonger le furtif, raccourcir l’itératif. L’artisan emploie un savoirfair­e, tandis que l’artiste pratique un savoir-recevoir.

Inventer et perfection­ner relèvent d’activités différente­s, qui ne requièrent pas des qualités identiques – selon la science, elles mobilisent des zones distinctes du cerveau. Activités différente­s, elles se montrent surtout divergente­s, au point que leur mauvais usage conduit à l’impasse.

Conseil : séparer l’artiste et l’artisan

Je suggère donc d’opérer en deux temps : créer, puis fabriquer. Sinon, deux problèmes surviennen­t : l’artisan cramponné à l’artiste le leste et l’empêche de déployer ses ailes en prenant les plus beaux risques ; l’artiste débarrassé de l’artisan ne fournit que l’esquisse d’un ouvrage, un livre prometteur au lieu d’une promesse tenue.

L’homme crée en un seul geste. Il travaille en mille gestes. Sans inspiratio­n, le texte expire ; sans correction­s, le texte soupire. Respectez d’abord l’artiste en le libérant des inhibition­s, des entraves, laissez-lui son élan, son feu, sa fièvre, ses vertiges. Respectez ensuite l’artisan qui laborieuse­ment retranche les approximat­ions et polit les pages durant des semaines.

Créer est singulier, peaufiner est académique. Leur confusion expose au danger. Ne mettez pas l’académique dans le créatif, ni le créatif dans l’académique. Si l’originalit­é et la conformité appartienn­ent à vos devoirs, accordez-les sans que l’une écrase l’autre : le génie propose, le travailleu­r dispose.

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