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Philosophi­e

- MARYLIN MAESO

TL’APPRENTISS­AGE DU DÉSACCORD COMME MODALITÉ VITALE DE LA SOCIÉTÉ

out ça pour ça. » Ces mots, qui encadrent les caricature­s du prophète Mahomet republiées au début du mois de septembre dans Charlie Hebdo à l’occasion de l’ouverture du procès des attentats de janvier 2015, nous offrent un double niveau de lecture et une double dose d’amertume. Que des dessins soient brandis par les terroriste­s comme une raison valable d’ôter la vie à dix-sept personnes révèle un degré d’absurdité qui devrait se passer de commentair­e et laisser place à la seule évidence du scandale absolu. Mais il faut croire que l’aberration et l’indécence ont suffisamme­nt pris leurs aises chez nous pour que cette évidence ne saute pas aux yeux de certains aveugles de circonstan­ce.

« Tout ça pour ça », et tout ça pour rien. Un carnage gratuit pour qu’aujourd’hui encore les « oui, mais » fleurissen­t sur les cadavres. Pour que les uns reprennent l’air de rien le narratif des assassins et de leurs alliés en parlant de « provocatio­n » et d’« huile sur le feu » comme on fait la leçon à la victime de viol sur la longueur de sa jupe, pendant que les autres taquinent allégremen­t l’amalgame en qualifiant de « racistes » des caricature­s sur l’islam.

Face à ces confusions inquiétant­es, qui déguisent la compromiss­ion en esprit de nuance – comme si ceux qui font couler le sang pour un peu d’encre avaient cure de cette compassion mal placée –, le président Macron répond par une défense de la « liberté de blasphémer ». Si l’intention est noble, les mots sont mal choisis. Car un pays qui reconnaît une absolue liberté de conscience à ses citoyens ne peut plus, en toute logique, acter l’existence du blasphème, dont il a aboli le délit en 1881. Et pourtant, le mot reste. C’est que les esprits avancent moins vite que la loi, bien sûr. Mais c’est aussi que le langage trahit souvent plus qu’il ne dit.

Vidée de son impact judiciaire, la notion de blasphème n’en demeure pas moins ce qu’elle a toujours été : l’une des contradict­ions les plus spectacula­ires de nos chères religions. L’aveu involontai­re du peu de foi de ces bigots qui, pour se donner une raison d’exister, en sont réduits à s’imaginer que leur Champion Tout-Puissant a besoin de gardes du corps. Tous ces morts, ces guerres, ces persécutio­ns et ces souffrance­s inutiles, pour qu’une bande de brutes déguisées en dévots attribuent à l’Être parfait qu’ils croient vénérer leur propre susceptibi­lité de morveux irascibles, avec la bénédictio­n de ces « curés froids » que raillait déjà Cavanna et qui font désormais le lit du pire obscuranti­sme au nom d’un progressis­me de façade.

La persistanc­e de la référence au blasphème, fût-ce pour en faire un droit, au sein de sociétés qui se targuent de sécularisa­tion et se gargarisen­t de liberté d’expression, ne serait-elle pas l’aboutissem­ent logique d’une divinisati­on de l’indignatio­n arbitraire qui ne cesse de recruter de nouveaux fidèles aux opinions ostentatoi­res? L’époque du ressenti opposable, où est décrété inacceptab­le tout ce qui nous est insupporta­ble, a trouvé sa religion. Religion qui a déjà ses thuriférai­res, ses théoricien­s, ses martyrs, ses victimes et, fort heureuseme­nt, ses mécréants. La tâche des laïcs d’hier fut de séparer l’Église et l’État. Celle des nôtres sera de protéger la parole publique contre les décrets inconséque­nts de l’Église de l’état d’âme. D’achever d’imprimer dans les esprits ce que l’abolition du délit de blasphème a corrigé dans la loi: l’apprentiss­age du désaccord comme modalité irréductib­le et vitale de la société. Et que l’on se rassure: un Dieu de paix et d’amour devrait pouvoir survivre à la mise au placard des kalachniko­vs comme à la mise en sourdine des coups de gueule ritualisés.

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