À l’école des lettres
EAU DE LA MÉMOIRE, SEL DES LARMES, SABLE DU TEMPS
La mer est un livre où l’histoire des hommes est écrite. Homère chante l’errance et le doute en Méditerranée quand le premier des héros survit aux voix des sirènes et retrouve le chemin d’Ithaque. Sur une nef en mer d’Irlande, Éros étreint Thanatos, tandis que Tristan et Iseult échangent les philtres. C’est en mer aussi qu’à midi Ysé séduit un prêtre dans la pièce de Claudel. Ainsi la houle est pécheresse, complice de l’interdit et du scandale.
L’océan décide du salut des uns et de la damnation des autres. Si, porté par le bois d’un cercueil, Nathaniel réchappe du naufrage, Achab plonge avec Moby Dick dans l’abîme et fait du roman de Melville une encyclopédie métaphysique. L’illettrisme honteux de Martin Eden est lavé par les flots du suicide, et la mélancolie de Virginia Woolf s’exprime dans le flux de consciences des protagonistes des Vagues. Impressionnisme vibrant qui est aussi celui de Proust écrivant comme peint Elstir, dont les marines confondent les clochers de Balbec avec les mâts des bateaux. La mer nous apprend cela : le coeur humain est un kaléidoscope de sentiments souvent contradictoires.
Avec Un barrage contre le Pacifique, Duras convoque la famille. L’océan porte en ses creux et crêtes rageurs la violence du grand frère, la dureté de la mère, la tragédie du petit frère mort. Duras encore qui, sur le bac de la mer de Chine, campe l’amour adolescent de la jeune fille au feutre d’homme, éprise d’un amant chinois opiomane. L’onde étale s’ouvre, se languit pour écrire le sexe et la liberté.
La mer est politique parfois. Dans le poème de Darwich « Passant parmi les paroles passagères », elle est rouge comme la mémoire des Palestiniens, en même temps qu’un lieu de mort possible pour l’occupant israélien. Politique est l’océan de Perec qui signe Ellis Island et rend hommage aux migrants que la littérature contemporaine, de Louis-Philippe Dalembert, Mur Méditerranée, à Laurent Gaudé, Eldorado, convoquent douloureusement. Marivaux et son utopique Île des esclaves ? Politique encore…
La mer tempétueuse est le théâtre de métamorphoses et de troublantes gémellités dans La Nuit des rois, ambiguïté vertigineuse qui traverse les romans de Lobo Antunes, où l’Atlantique se confond avec le Tage pour proposer un contrepoint aux voix des personnages. Même confusion dans La Mort à Venise, où Thomas Mann superpose l’Adriatique à la lagune comme il mêle la jeune fille au jeune homme en l’ange de Mort qu’est Tadzio. Mer double encore chez Camus, avec le meurtre absurde de l’Arabe sur la plage de L’Étranger et la félicité sans pareille des criques odorantes et jaunes de Noces ou de L’Été.
Le Robinson de Defoe, le Vendredi de Tournier content l’amitié, la solitude, la victoire sur soi. Ainsi le paysage céladon de notre lumière d’août dit l’histoire des hommes, leur coeur, leur corps, leur âme. Eau de la mémoire, sel des larmes, sable du temps. L’histoire est écrite dans le bleu. Le mythe est liquide et salé. Il a la voix de Calypso, de Didon, de l’Albatros de Baudelaire ou de Coleridge.
La mer abstraite qui émerge étrangement à l’acte II de
Dom Juan est le décor où Molière énonce les truculences de l’amour libertin. Surréelle enfin est la vision d’Ingeborg Bachmann qui nous apprend que « La Bohême est au bord de la mer » et que la mer des écrivains se moque des cartes. Elle inspire les hommes et les pousse à réinventer le monde au rythme du ressac. Ballottés de Charybde en Scylla, ils sont assurés de rentrer à bon port, puisque dépositaires de légendes millénaires écrites au fil de l’eau.