Livres oubliés ou méconnus
PLUS QUE SON OEUVRE, L’AUTEUR DE CE MÉLODRAME DE 1802 MÉRITAIT UNE BRÈVE EXHUMATION
L «’aurore brillait de tout son éclat et dorait, de ses feux pourprés, la cime du mont d’Hennarès, où se voit un antique hermitage, monument de la piété des premiers chrétiens espagnols, lorsque Jayme de Pacheco, qui occupait, avec son épouse et deux jeunes enfants, une humble chaumière, que le temps avait presque entièrement détruite, et que le premier ouragan semblait devoir réduire en poussière, ouvrit sa porte, et donnant la main à dona Theresa sa compagne, ils sortirent pour jouir du spectacle imposant de la nature à son réveil. » Je n’ai pas dégoté cette perle dans un musée des horreurs littéraires. C’est l’incipit de
Le Château, l’hermitage et la chaumière d’Hennarès, un roman à la sauce espagnole publié en 1802. Les gourmets se délectant de « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », de « Aujourd’hui, maman est morte » voire de
« Doukipudonktan, se demanda Gabriel, excédé », décrocheront sans doute, craignant de s’étouffer.
Glouton omnivore, j’ai gobé le morceau d’une traite. C’est un sombre roman de perfidies familiales, de trahisons et de spoliations, un mélodrame rempli d’incidents mystérieux, de tendresses mouillées. Le genre, venu d’Angleterre au xviiie siècle, a marqué de son empreinte de nombreux imitateurs français de cette époque. Ce récit, comme bien des productions signées par les dames Cottin, Genlis, ou Montolieu et les sieurs du Cange ou Villemain d’Abancourt, ne brille ni par le style ni par son originalité, mais l’auteur, un personnage tombé dans l’oubli et que personne ne connaît aujourd’hui, mérite une brève exhumation. « Tout dans ma vie est ou singulier ou extraordinaire », disait-il dans un plaidoyer autobiographique publié en 1786.
Jean-Charles-Vincent Bette d’Étienville, né à Saint-Omer en 1759, a tâté de plusieurs métiers avant de prendre la plume : clerc de procureur, élève chirurgien, friponneau gérontophile,
escroc… À 22 ans, ce fils d’ouvrier
convole avec mademoiselle de Lesquillon d’Aagrinsard, une vieille
fille plus que sexagénaire. Mais, au
bout d’un an, épouvantée par les déportements du petit mari, la malheureuse quitte le monde et se réfugie dans un cloître. Abandonné, mais toujours joli garçon, Jean-Charles Bette dilapide la fortune de la vieille, accole, on ne sait
comment, « d’Étienville » à son patronyme et se fixe à
Paris. Compromis dans diverses malversations par deux faisans, il est écroué à la prison de la Force. Libéré grâce
à la très influente comtesse de Brionne, il sera gravement
impliqué dans la célèbre affaire du collier. Il s’enfuit, est arrêté à Dunkerque, ramené à Paris et enfermé au Châtelet.
Gracié par la justice, mais condamné par l’opinion publique, il se met à écrire. Sous la Révolution, à laquelle il adhère aussitôt, il rédige un journal titré Le Philanthrope.
Traîné une nouvelle fois en justice, il est encore acquitté. Alors que l’ogre corse ravageait l’Europe, Jean-Charles pondait une dizaine de romans où il est toujours question de vertu, d’héroïsme, d’amour et d’amitié. Sous la Restauration, on l’oublie mais il survivra jusqu’en 1830. Comment ? Mystère et boule de gomme, comme disait feu Henry de Montherlant. Autre mystère, pour un essayiste en mal de sujet: mon exemplaire du roman d’Hennarès a appartenu au comte François Potocki, cousin germain de l’auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse. Le héros de Bette d’Étienville se nomme Pacheco. Un Pacheco sévit aussi dans le roman de Potocki. Coïncidence ? Vete a saber !