Tu seras écrivain, mon fils…
Cet automne, trois fils de romanciers confirment ou révèlent à leur tour leur talent, éclairant la question de la filiation, entre désir d’émancipation et communauté d’esprit.
Comme une extension du domaine des familles, trois primoromanciers français vont, en cette rentrée, chercher à se faire un prénom, puisque l’on connaît déjà leur patronyme. Ce sont Juliette Adam (Tout va me manquer, Fayard), fille des écrivains Karine Reysset et Olivier Adam, Marius Jauffret (Le Fumoir, Anne Carrière) et Jonathan Werber (Là où les esprits ne dorment jamais, Plon). Essayiste et philosophe médiatique, Raphaël Enthoven s’est déjà forgé un prénom, mais citons tout de même son (faux) premier roman et (vraie) confession familiale : Le Temps gagné
(L’Observatoire). Ajoutons-y l’Américain Joe Hill, fils de Stephen King, avec son Carrousel infernal (JC Lattès), et l’on trouvera un intérêt supplémentaire à cette liste : quelques-uns de ces ouvrages offrent un regard actuel sur une histoire ancienne. Celle des écrivains de père en fils.
Les Crébillon au XVIIIe siècle, Alexandre Dumas père et Alexandre Dumas fils au XIXe
siècle, Thomas et Klaus Mann au XXe siècle: ces relations tumultueuses entre sacrées plumes font partie de notre patrimoine culturel. Plus près de nous, on trouve des rapports plus apaisés, voire complices : Kingsley et Martin Amis en Angleterre, John et Dan Fante aux États-Unis, Robert et Jonathan Littell en France et aux ÉtatsUnis. Dans L’Homme de ma vie (2015),
Yann Quefféllec avouait ses complexes passés envers Henri, ce père écrivain célèbre. Alexandre Jardin, lui, dégomma son père Pascal, avant de révéler qu’il avait beaucoup inventé (Le Roman vrai d’Alexandre, 2019).
FAIRE LE LIEN
Six mois après le vibrant livre de Régis Jauffret sur son père (Papa, Seuil), c’est son fils Marius, né en 1989, qui entre en librairie. Le Fumoir est un récit qui s’est imposé après un internement en unité psychiatrique. Il avait alors 25 ans, vivait dans un « désert affectif » – le père était « confiné dans sa vieille bibliothèque » – et entretenait une relation fréquente avec l’alcool, saupoudré de Valium. Un soir, écroulé sur la place des Vosges avec 2,5 grammes d’alcool dans le sang, saisi de violents spasmes, il est emmené aux urgences à de l’hôpital Sainte-Anne. Il pense y rester une nuit, cela durera dix-huit jours. Sanglé à un lit de fer, assommé par les sédatifs, et avec pour seule échappatoire ce fumoir, à griller clope sur clope. Loin du simple récit autobiographique, Le Fumoir est un réquisitoire contre les internements forcés, et un portrait de celles et ceux avec qui le jeune homme a alors partagé ses jours, ses nuits, ses cigarettes. Marius Jauffret a entrepris l’écriture dès sa sortie de l’hôpital,
« comme une commande à moi-même »,
avance-t-il aujourd’hui. Un « défi littéraire et personnel » qui lui a pris deux ans, pour « mettre tout sur la table » et « romancer »
quelques visages et détails. Pourtant, cet autodidacte avait déjà écrit des livres,
« jamais envoyés à aucun éditeur », « tous basés sur une expérience personnelle ». Par exemple, sur la révolution ukrainienne de 2014, quand, sur un coup de sang, il avait pris le car pour se rendre sur place.
C’est précisément dans ces coups de sang, de folie, et de tendresse sociale, que le lecteur fera le lien entre Marius et Régis Jauffret. « J’admire la force et le courage dont il a fait preuve, témoigne le père. Je suis fier qu’il ait écrit un si beau livre sur cette descente aux enfers, suite à son internement abusif par des gens qui ne respectent pas le serment d’Hippocrate ».
CES RELATIONS TUMULTUEUSES FONT PARTIE DE NOTRE PATRIMOINE CULTUREL
« une relation lumineuse avec [son] père », le fils avait cependant craint son regard à la lecture du manuscrit achevé – « la peur qu’il ne me trouve pas à la hauteur ».
ÉCHANGES INCESSANTS
On parlera de recul au sujet de Jonathan Werber, 26 ans, dont le premier roman nous plonge à New York, en 1888. Là où les esprits ne dorment jamais ravira les passionnés de polar et les amateurs de magie noire. Le fils de Bernard Werber – lequel publie ce mois-ci La Plainte des chats (Albin Michel) – y relie deux histoires véridiques. D’une part, Leah, Margaret et Kate Fox, les « soeurs Fox », précurseures du spiritisme. D’autre part, la célèbre Pinkerton National Detective Agency, la première agence de détectives privés créée aux États-Unis, chère aux lecteurs de Dashiell Hammett (qui y avait d’ailleurs travaillé) mais aussi de Lucky Luke. Dans la réalité, cette agence n’a jamais enquêté sur le secret des soeurs Fox. Rusé, le roman l’imagine pourtant, avec son héroïne, une magicienne de rue, qui finit par travailler pour Pinkerton. En deux ans d’écriture, Jonathan « n’a jamais senti l’ombre du père, car il m’a toujours soutenu ». « La seule chose qu’il m’a transmise, c’est l’idée d’écrire pour le lecteur, de le garder accroché et investi », poursuit-il, lui qui arrive à la fiction littéraire après des études d’ingénieur et une formation de scénariste. Père et fils revendiquent des échanges incessants dans leurs travaux respectifs. « Il me dit souvent : “Ajoute des problèmes à tes personnages” », s’amuse Bernard, qui conseille ceci à son désormais confrère : « Quelle que soit ta fin, il faut que tu en trouves une meilleure. » Faut-il garder ou non le patronyme paternel lorsqu’on épouse la même vocation ? Cette question, Jonathan Werber se l’est posée. « À sa place, je ne l’aurais pas gardé », avoue son père, citant comme exemple le fils aîné de Stephen King, qui signe du pseudonyme Joe Hill depuis sa première parution – quand le cadet, devenu lui aussi écrivain, signe de son vrai nom, Owen King.
AVEC OU SANS MASQUES
Le Carrousel infernal, le troisième recueil de nouvelles de Joe Hill, en comporte treize, dont deux écrites avec Stephen King. Il s’ouvre sur une introduction astucieusement intitulée Tueurs de père en fils, où l’écrivain de 48 ans retrace l’influence du père sur la construction de son univers, mais cite Bernard Malamud pour expliquer pourquoi Joseph Hillstrom King est devenu Joe Hill : « Une fois que vous vous êtes inventé, les histoires découleront naturellement de votre personnalité. » Plus efficace dans la nouvelle que dans le roman, Joe Hill prouve en tout cas, une fois encore, qu’il a trouvé sa propre voie.
Jauffret, Werber, King : avec ou sans masques, ces trois noms montrent les coulisses de relations père-fils devenues avec bonheur ateliers d’écriture.
★★★☆☆
LE FUMOIR, MARIUS JAUFFRET, 192 P., ANNE CARRIÈRE, 17 €
★★☆☆☆
LÀ OÙ LES ESPRITS NE DORMENT JAMAIS, JONATHAN WERBER, 448 P., PLON, 21 €
★★★☆☆
LE CARROUSEL INFERNAL (FULL THROTTLE), JOE HILL, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR MARIANNE FERAUD, 450 P., JC LATTÈS, 22,90 €