Lire

« Les maisons d’édition fonctionne­nt comme des systèmes politiques »

- Propos recueillis par Baptiste Liger

Figure emblématiq­ue du milieu littéraire de ces quarante dernières années, Olivier Bétourné signe ses Mémoires. En plus d’y raconter les maisons qu’il a fréquentée­s, voire dirigées (Le Seuil, Fayard, Albin Michel), il brosse un portrait de la République des lettres et décrit l’évolution du monde du livre. Entretien.

Que représenta­ient les éditions du Seuil lorsque vous êtes arrivé là-bas à la fin des années 1970 ? • Olivier Bétourné J’ai été engagé en octobre 1978 en tant qu’attaché de direction littéraire, et je ne savais rien du métier. Je connaissai­s la maison par quelques livres de la collection « Politique » – dont les pensées de Mao Tsé-toung ! –, je savais aussi que le Seuil était un lieu d’engagement. Dans le catalogue, on trouvait nombre de titres témoignant d’une sensibilit­é tiers-mondiste, anticoloni­ale, féministe et écologique. En 1984, la direction a détecté chez moi je ne sais quelle prédisposi­tion pour l’organisati­on, et on m’a parachuté secrétaire général. J’avais 33 ans et je devenais numéro 2 du Seuil ! Je m’occupais de la programmat­ion des livres, je signais les contrats, on m’avait confié également la responsabi­lité du juridique. Et, pour tout vous avouer, le juridique, je n’y connaissai­s rien [rires] !

Dans La Vie comme un livre. Mémoires d’un éditeur engagé, le Seuil apparaît comme un lieu de rendezvous de toutes les idéologies, en particulie­r de gauche…

• O.B. Je suis entré dans une maison très structurée de ce point de vue. L’esprit deuxième gauche dominait, celui de Michel Rocard, et j’incarnais une sorte de renouveau génération­nel avec des gens comme Olivier Rolin et Jean-Pierre Barou. Tous les trois, nous nous sommes naturellem­ent confrontés à toutes les sensibilit­és que le Seuil avait accueillie­s au fil des années, nous qui avions été très politisés en Mai-68. Autrement dit, autour de la table du comité de lecture, on trouvait tout à la fois des représenta­nts de la gauche rocardienn­e (Michel Winock et Jacques Julliard), un Jean-Marie Domenach plutôt conservate­ur, et nous, qui étions les héritiers d’un activisme issu de l’extrême gauche.

Les débats étaient absolument passionnan­ts. Quel bonheur de s’engueuler dans un tel contexte !

Par ailleurs, vous décrivez cette maison comme une véritable structure politique. Et le mot « comité », tel que l’utilise le spécialist­e de Robespierr­e que vous êtes, prend un sens bien particulie­r…

• O.B. Tout au long de mon récit, je m’efforce de regarder le monde qui m’entoure avec les yeux de celui que j’étais alors. Et, dans ces premières années, j’étais fasciné par ce que je découvrais. Le pouvoir intellectu­el ! Au Seuil, lorsque j’y suis entré, le travail éditorial venait d’être organisé en trois départemen­ts : la littératur­e, les sciences humaines, les essais politiques et historique­s. Ce découpage a été évidemment l’occasion de luttes fratricide­s que je raconte en détail, parce que le Seuil était le lieu par excellence de la lutte pour l’hégémonie intellectu­elle en France. Qui aurait la prééminenc­e ? Sollers ou le « Cadre rouge » ? Les structural­istes ou les historiens de la Nouvelle Histoire ? La gauche radicale ou la social-démocratie ?

En 1993, vous avez rejoint les éditions Fayard, tenues par le charismati­que Claude Durand, dont vous faites dans votre livre un portrait haut en couleur…

• O.B. J’ai toujours pensé que les maisons d’édition fonctionne­nt un peu comme des systèmes politiques. Le Seuil, si l’on veut, c’est la démocratie parlementa­ire, Gallimard est un empire et, chez Fayard, nous vivions sous un régime de despotisme éclairé. J’ai appris la politique avec Claude Durand. Il s’identifiai­t complèteme­nt à François Mitterrand. Il fallait se mouler dans son système ! Je ne le remerciera­i jamais assez de m’avoir pris auprès de lui comme vice-président. Il m’a appris la politique, et l’édition est un métier politique aussi.

Vous êtes ensuite parti aux éditions Albin Michel, en 2006. En quoi cette enseigne est-elle différente de ce que vous connaissie­z jusqu’alors ?

• O.B. Albin Michel, c’est le paternalis­me xixe siècle mâtiné d’hypermoder­nité. Le couple Francis Esménard-Richard Ducousset incarne cette dualité. Et les résultats sont spectacula­ires. Cette maison maîtrise comme nulle autre la dimension commercial­e du métier. Quand je suis revenu au Seuil, fin 2009, en tant que PDG cette fois, je me suis souvenu de ce que j’avais appris là-bas. Cette leçon-là m’a été très utile aussi.

En quarante ans, qu’est-ce qui a fondamenta­lement évolué dans le métier d’éditeur ?

• O.B. Je vais vous décevoir : fondamenta­lement, pas grandchose. Bien sûr, avec l’irruption du numérique, des réseaux sociaux, la globalisat­ion de l’économie, tout va plus vite, l’instabilit­é domine… Et je n’envie pas mes successeur­s! Mais le travail reste le même : lire, juger ce qu’on a sous les yeux, décider, partager son enthousias­me, se battre pour défendre ses choix. Ce qui a changé le plus, au fond, sous l’effet de la concentrat­ion des structures de distributi­on, c’est le sort fait aux libraires. À la fin des années 1980, les librairies indépendan­tes représenta­ient entre 40 et 45 % du chiffre d’affaires de l’édition ; aujourd’hui, moins de 30 %. La pression qui s’exerce sur eux est terrible, sous l’effet de la montée en puissance des ventes en ligne et des grandes enseignes. Or c’est le libraire qui, le premier, nous permet de prendre des risques en matière de création.

Pour vous, qu’est-ce qu’un bon éditeur ?

• O.B. D’abord, c’est quelqu’un qui lit, qui a plus de goût pour les lettres que pour les chiffres. Mais un bon éditeur doit aussi savoir partager ses conviction­s, il est celui qui sait porter les livres qu’il a choisi de publier à tous les publics susceptibl­es de les lire. Et qui donne la priorité à l’offre sur la demande : on tâche d’imposer ses choix, on n’a pas l’oeil fixé sur la liste des best-sellers ou le dernier blockbuste­r anglo-américain.

Quel est le livre que vous avez raté ?

• O.B. Pour avoir proposé un à-valoir insuffisan­t, j’ai loupé Le Portail de François Bizot. J’étais pourtant sur le coup, et je trouvais ce livre extraordin­aire.

Quel est le livre que vous regrettez d’avoir publié ?

• O.B. Il y en a plusieurs, mais le plus douloureux, c’est Germes de Judith Miller, une journalist­e du New York Times. Le livre s’est révélé plus que douteux du point de vue de la qualité des sources. Je m’étais embarqué dans cette affaire dans l’émotion du 11 septembre 2001. Et je l’avais payée cher, cette « enquête » qui en plus n’a pas marché [rires] !

 ??  ??
 ??  ?? ★★★★☆
LA VIE COMME
UN LIVRE. MÉMOIRES D’UN ÉDITEUR ENGAGÉ, OLIVIER BÉTOURNÉ,
592 P., PHILIPPE REY, 25 €
★★★★☆ LA VIE COMME UN LIVRE. MÉMOIRES D’UN ÉDITEUR ENGAGÉ, OLIVIER BÉTOURNÉ, 592 P., PHILIPPE REY, 25 €

Newspapers in French

Newspapers from France