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Petite histoire du Bateau ivre

Son oeuvre littéraire tient en une centaine de pages, toutes écrites avant sa vingtième année. Aux yeux de beaucoup, à commencer par Verlaine, son Bateau ivre est un sommet de la poésie française. C’est, en tout cas, grâce à ce long poème que le jeune vir

- Jean Montenot

Composé pendant l’été 1871, Le Bateau ivre est, avec Le Dormeur du val et Voyelles, le poème le plus célèbre d’Arthur Rimbaud. Les circonstan­ces de sa rédaction marquée par son désir de faire une entrée signalée dans le cénacle des poètes parisiens, alors dominé par les Parnassien­s autour de leur chef de file Théodore de Banville, en font une oeuvre singulière. Déjà, l’année précédente, Rimbaud avait adressé ses vers à Banville dans l’espoir de les voir publier et avait confessé son ambition d’alors : « Dans deux ans, dans un an peut-être, […] je serai à Paris. […] Je serai Parnassien. » Entre-temps, la guerre franco-prussienne et la Commune de Paris ont bouleversé le pays, et l’auteur qui écrit Le Bateau ivre n’est plus le « Poucet rêveur » passionné de poésie, mais déjà un poète de grand chemin au génie précoce, sûr de sa vocation. Adolescent fugueur, il sait ce qu’il veut: quitter Charlevill­e honnie, aller à Paris s’y faire adouber par ses pairs, Le Bateau ivre doit y contribuer. On est très sérieux quand on a 17 ans !

SE RENDRE VOYANT

De fait, les lettres dites « du voyant1 », « capitales pour la compréhens­ion des poèmes qui vont suivre2 », montrent un Rimbaud conscient de sa vocation. Dans cet « emballage épistolair­e », il expose « sa prose sur l’avenir de la poésie ». Quelques jours avant la Semaine sanglante, il y clame qu’il ne regagnera pas « le râtelier universita­ire » : « Je veux être Poète et je travaille à me rendre Voyant. » Si « Racine est le pur, le fort, le grand », après lui, « le jeu s’est moisi ». Il faut lui redonner vie.

C’est la fonction du poète voyant. « Les seconds romantique­s sont très voyants : Th. Gautier, Lec. de Lisle, Th. de Banville. Mais inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. » La voyance rimbaldien­ne consistera à « [arriver] à l’inconnu » par un « long, immense et raisonné dérèglemen­t de tous les sens ». Ainsi le « poète est vraiment voleur de feu » avec pour objet d’inventer une langue « de l’âme pour l’âme, résumant tout […], de la pensée accrochant la pensée et tirant ».

« AI-JE PROGRESSÉ ? »

« Ces lettres ne répondent pas à l’exaltation d’un instant, elles engagent toute la vie de Rimbaud 3. » Dans la prose d’Une Saison en enfer (« Adieu », 1873), Rimbaud est revenu sur ces visions extatiques dont est, entre autres, sorti Le Bateau ivre :

« Quelquefoi­s, je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolor­es sous les brises du matin. » Si le « bateau ivre » de 1871 n’est pas le « grand vaisseau d’or » de 1873, l’un et l’autre sont l’expression d’un même élan poétique.

Voyant et déjà alchimiste du verbe, il « fixe des vertiges » en se soumettant aux règles les plus classiques, à commencer par l’alexandrin, le mètre par excellence de la tradition poétique française. Ainsi, le 15 août 1871, il adresse à Banville cent vers « parnassien­s » intitulés

Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs – cent était le nombre maximal accepté par les Parnassien­s, ce sera aussi le nombre d’alexandrin­s des vingt-cinq quatrains du Bateau ivre. Rimbaud se montre encore très déférent envers Banville : « Vous rappelez-vous avoir reçu de province en juin 1870, cent ou cent cinquante hexamètres mythologiq­ues intitulés Credo in unam ?

Vous fûtes assez bon pour me répondre ! C’est le même imbécile qui vous envoie les vers ci-dessous […]. Ai-je progressé? » Le poème envoyé en juin a pu passer pour être le premier volet d’un diptyque dont Le Bateau ivre aurait été le pendant.

« VIEUX CON ! »

De là, le paradoxe du Bateau ivre : un chefd’oeuvre soupçonné d’être aussi une pièce de circonstan­ce composée « à la manière de » pour épater les gentils bonshommes du Parnasse. Écoutons Delahaye, l’ami d’enfance : « La veille de son départ – fin septembre 1871 – Rimbaud me lit Bateau ivre. “J’ai fait cela, dit-il, pour me présenter aux gens de Paris. […] Qu’est-ce que je vais faire là-bas?… Je ne sais pas me tenir. Je ne sais pas parler… Oh ! Pour la pensée, je ne crains personne” 4. »

En fait, Verlaine fut le premier passager du

Bateau ivre, le guide qui attendait Rimbaud et que Rimbaud cherchait, son éducateur, son âme damnée… L’auteur des Poèmes saturniens (1866) et des Fêtes galantes

(1869) était même un peu trop l’homme recherché. La lecture publique du Bateau ivre impression­na son auditoire, ainsi que

« cet effrayant poète de moins de 18 ans qui a nom Arthur Rimbaud, […] le Diable au

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milieu des docteurs… ». En fait, Rimbaud prenait ses distances avec les « gens de Paris ». Pour preuve l’anecdote, racontée par le colonel Godchot dans une lettre de 1930 alléguant un témoignage de Verlaine, selon lequel, quand Rimbaud lut son poème à Banville, le 30 septembre, « celui-ci objecta qu’il aurait été bon de dire, en commençant : “Je suis un bateau qui… etc.” Le jeune sauvage ne répondit rien, mais en sortant, il haussa les épaules et grommela: “Vieux con!” 6» Qui aujourd’hui corrigerai­t l’incipit du Bateau ivre ? « Comme je descendais des Fleuves impassible­s,/Je ne me sentis plus guidé par les haleurs… »

LE « JE » DU POÈME

Le Bateau ivre est le récit d’une traversée narrée par le bateau lui-même et, en même temps, celui d’une expérience poétique – de libération enthousias­te d’abord, de sa retombée ensuite. Ainsi, le « je » désigne et le bateau et le poète. Cette prosopopée fait songer à la lettre du 13 mai 1871: « Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscien­ts, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait ! » (à Georges Izambard).

Le bois qui se trouve violon, le cuivre qui s’éveille clairon, n’est-ce pas aussi ce qui arrive au « je » de cette insolite embarcatio­n? Au départ indifféren­t à ce qui l’entoure et l’engonce, ce « je » n’est pas « au monde » : « J’étais insoucieux de tous les équipages, / Porteur de blés flamands ou de cotons anglais » (v. 5-6) et « plus sourd que les cerveaux d’enfants » (v. 10). Une fois libéré de ses « haleurs » importuns – ceux qui tiraient les bateaux depuis les chemins de halage –, car « Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,/Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs » (v. 3-4), commence une navigation fabuleuse, à la fois processus de libération et transforma­tion de soi.

« J’AI DANSÉ SUR LES FLOTS »

La nef rompt dans un fracas enivré ses amarres avec le monde ancien quittant le calme morne des « Fleuves impassible­s »

– dont le prototype est peut-être « la Meuse pure et noire » (Paul Claudel) de l’enfance carolopoli­taine de Rimbaud. « Dans les clapotemen­ts furieux des marées / Moi

[…] / Je courus! Et les Péninsules démarrées / N’ont pas subi tohu-bohu plus triomphant­s » (v. 9-12). Au contact de la mer, le « je » se métamorpho­se, s’éveille autre, ni clairon ni violon, bien sûr, mais bateau devenu une sorte d’île flottante à l’instar « des Péninsules démarrées » (entendre « désamarrée­s »). Plus loin, la « Péninsule » devient « Presqu’île » (v. 65). À l’eau calme des « Fleuves » succède une eau tumultueus­e. « La tempête a béni mes éveils maritimes./Plus léger qu’un bouchon, j’ai dansé sur les flots /Qu’on appelle rouleurs éternelles de victimes » (v. 13-15).

Déjà, une « eau verte » a pénétré sa « coque de sapin », voilà l’esquif « lavé »

par cet étrange liquide « dispersant gouvernail et grappin » (v. 20), autant de signes d’une liberté nouvelle qu’inaugure une étonnante parade d’images féeriques nées d’une mystérieus­e union de la mer et de la nuit étoilée « Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème/De la Mer, infusé d’astres, et lactescent, / Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême /Et ravie, un noyé pensif parfois descend//Où, teignant tout à coup les bleuités, délires / Et rythmes lents sous les rutilement­s du jour, / Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,/Fermentent les rousseurs amères de l’amour! » (v. 21-28).

«J’AI VU CE QUE L’HOMME A CRU VOIR»

Des horizons inconnus s’ouvrent à l’ancienne gabarre qui multiplie les « je sais », les « j’ai vu », les « j’ai rêvé » : « Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes / Et les ressacs et les courants : je sais le soir, / L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes, / Et j’ai vu quelques fois ce que l’homme a cru voir! » (v.29-32). Dans Le Double Rimbaud (1906), Victor Segalen commente ce dernier vers : « Dans ces dix derniers mots, tous d’un usage ultra-quotidien, banal, s’enclôt vraiment le frisson d’inconnu. C’est le faceà-face glorieux avec cet imaginaire absolu dont toute réalité ne semble que le reflet terne. » Ces « instants divinatoir­es » sont bien l’apanage des poètes essentiels : « J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques, / Illuminant de longs figements violets, /Pareils à des acteurs de drames très antiques / Les flots roulant au loin leurs frissons de volets ! » (v.33-36). La lettre du 15 mai 1871 soulignait déjà qu’il n’est pas nécessaire au voyant de comprendre ce qu’il a vu: « Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligen­ce de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondisseme­nt par les choses inouïes et innombrabl­es. »

«FRÊLE COMME UN PAPILLON DE MAI»

La retombée de l’extase où le poète voit au-delà du visible est, par avance, inscrite dans la finitude de cette expérience mystique. Comme lors de la Commune, la libération qu’on a crue radicale n’a qu’un temps. S’ensuit un appel à la douceur et à une « future Vigueur », bref un retour au calme de l’ordre ancien un moment perdu, riche cependant d’une promesse future: « Fileur éternel des immobilité­s bleues, / Je regrette l’Europe aux anciens parapets ! // J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles / Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur : / – Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles, /Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? » (v.83-88). La « carcasse ivre d’eau » (v. 72) de ce « bateau perdu sous les cheveux des anses » (v. 69) finit par renoncer

à ces « écumes de fleurs qui ont bercé [ses] dérades [« dérives »] » (v. 59) et par consentir au retour à l’eau des « Échouages hideux au fond des golfes bruns » (v. 54) avec « ses fleurs d’ombre aux ventouses jaunes » (v.63), celle de « la flache/Noire et froide » (v.93-94) – la flache est un régionalis­me ardennais pour « flaque ».

Après l’ivresse, la tristesse : « Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes. / Toute lune est atroce et tout soleil amer : / L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes. / Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer ! » (v. 89-92). À ce désir de sombrer, répond celui, paradoxal, du retour à la vie ordinaire : « Si je désire une eau d’Europe, c’est la flache /Noire et froide où vers le crépuscule embaumé /Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche /Un bateau frêle comme un papillon de mai » (93-96).

« RENDU AU SOL »

Les interpréta­tions du Bateau ivre sont diverses et, contrairem­ent aux Illuminati­ons, Rimbaud n’est pas « le seul à avoir la clé de cette parade sauvage ». On y a vu une allégorie de la Commune ou de la poésie tentant de s’affranchir des carcans qui l’asphyxient, l’autobiogra­phie du « Poucet rêveur » devenu « voyant » ou encore la vision quasi prophétiqu­e de la destinée personnell­e de Rimbaud.

Après la « saison en enfer » avec Verlaine, Rimbaud s’est en effet désintéres­sé de son oeuvre : « J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis d’outre-tombe, et pas de commission­s » (Illuminati­ons, « Vies III »).

C’est le silence de Rimbaud : « Je ne m’occupe plus de ça. » Ses vers ? Quand on lui en reparle vers la fin de sa vie, il hausse les épaules, « des rinçures ». Après ? « Des vers de lui? Il y a beau temps que sa verve est à plat. Je crois même qu’il ne se souvient plus du tout d’en avoir fait » (Delahaye en décembre 1875). « L’homme aux semelles de vent » ne fixera plus ses vertiges. Rideau sur « l’opéra fabuleux ». Viendront les années de « trimballag­e », il s’agit de retrouver la « bonne ornière ». Le temps des magiciens et des voyants est révolu: « Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! » Le bateau ivre est redevenu vaisseau fantôme.

1. Le 13 mai à Georges Izambard, son professeur de rhétorique, et le 15, à Paul Demeny, un ami d’Izambard. 2. Jean-Pierre Giusto, Rimbaud créateur, PUF, 1980. 3. Ibid. 4. Ibid. 5. Cité par Jean-Jacques Lefrère, Rimbaud, Fayard, 2001, rééd. «Bouquins», 2020. 6. Arthur Rimbaud ne varietur. II. 1871-1873, Chez l’Auteur, 1937.

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