Voyelles ou le spectre réinventé
Et si le sonnet le plus célèbre du poète était la clé de l’esthétique rimbaldienne ? Associant couleurs, formes et mouvements et s’inspirant de l’universalité des textes bibliques, il visait à inaugurer un langage nouveau. Analyse.
Le sonnet Voyelles possède une nébulosité qui débouche sur une multiplication d’interprétations possibles et entraîne une certaine illisibilité. C’était certainement la stratégie de Rimbaud telle qu’elle se dévoile dans Alchimie du verbe : « J’inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge,
O bleu, U vert. — Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. » Cependant, en « réserv[ant] la traduction », le poète garde le silence à la fin. Si nous acceptons l’illogisme du poème, son alchimie du verbe est-elle une réussite ou un échec ?
Rimbaud réduit le langage en signes visuels et auditifs comme les voyelles et les consonnes, et il y unit la couleur, la forme et le mouvement pour créer un nouveau langage poétique accessible « à tous les sens », autrement dit un « langage universel ». Ces trois éléments, couleur-forme-mouvement, sont là pour définir la beauté, qui est de la plus haute importance dans l’esthétique du xixe siècle.
DE L’ALPHA À L’OMÉGA
Notre poète relie les voyelles aux couleurs, mais le noir et le blanc sont-ils des couleurs ? Selon le point de vue adopté, leur définition diffère. Rimbaud reconnaît au moins six couleurs : le noir, le blanc, le rouge, le vert, le bleu et le violet. D’autres tentatives de lettres colorées ou d’audition colorée existaient avant son sonnet, par exemple celles de Hugo, de Gautier, de Musset… Mais leurs palettes sont différentes de celles de notre poète. Sur quoi Rimbaud fonde-t-il l’attribution de telle couleur à telle voyelle ? Le « rayon violet » à la fin du poème offre la clé du mystère. Le noir initial, le blanc qui lui succède, et le changement des couleurs (rouge, vert, bleu et finalement violet) ont une relation étroite avec la lumière, surtout les couleurs du spectre qui évoquent l’arc-en-ciel.
La disposition rimbaldienne de l’alphabet montre une originalité, ses voyelles suivant l’ordre de l’alphabet grec A, E, I, U, O. Comme le dernier vers commence par « Ô l’Oméga », oméga étant la dernière lettre de l’alphabet grec, la voyelle O, identifiée à l’oméga, peut ainsi devenir la dernière lettre. Il s’ensuit que la voyelle devient l’alpha, et les voyelles se déroulent en un processus qui va de l’alpha à l’oméga, c’est-à-dire du commencement à la fin. Les formes colorées de l’alphabet et leur disposition inaugurent un langage nouveau.
Elles suscitent le mouvement qui construit l’intrigue du poème. Après la lumière blanche surgissant des ténèbres chaotiques du noir, le rayon prismatique montre les mouvements des sentiments humains dans la clarté du rouge, et les mouvements brutaux et paisibles de la nature dans celle du vert. La lumière bleue s’élève de la terre vers le ciel et se transforme en rayon violet émis par des yeux divins. Pour emprunter le mot de Rimbaud, il est possible d’identifier cet Être éternel au « voyant ». La naissance de la lumière et sa transformation prismatique similaire aux couleurs de l’arc-en-ciel évoquent la Genèse, l’ordre des formes de l’alphabet est celui qui va de l’alpha à l’oméga dans l’Apocalypse de saint Jean, et le mouvement exprime la méthode alchimique pour devenir un vrai poète, « voyant », qui invente un langage universel. Rimbaud s’inspire donc ici de la Bible, dont il renouvelle le message. Et vous, que voyez-vous dans ce sonnet ?
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