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Voyelles ou le spectre réinventé

Et si le sonnet le plus célèbre du poète était la clé de l’esthétique rimbaldien­ne ? Associant couleurs, formes et mouvements et s’inspirant de l’universali­té des textes bibliques, il visait à inaugurer un langage nouveau. Analyse.

- Par Yoshihito Tajima* * Yoshihito Tajima est professeur à l’Université du Kansai (Japon) et auteur d’une thèse en français, soutenue à la Sorbonne, consacrée aux couleurs chez Rimbaud.

Le sonnet Voyelles possède une nébulosité qui débouche sur une multiplica­tion d’interpréta­tions possibles et entraîne une certaine illisibili­té. C’était certaineme­nt la stratégie de Rimbaud telle qu’elle se dévoile dans Alchimie du verbe : « J’inventai la couleur des voyelles ! — A noir, E blanc, I rouge,

O bleu, U vert. — Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctif­s, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. » Cependant, en « réserv[ant] la traduction », le poète garde le silence à la fin. Si nous acceptons l’illogisme du poème, son alchimie du verbe est-elle une réussite ou un échec ?

Rimbaud réduit le langage en signes visuels et auditifs comme les voyelles et les consonnes, et il y unit la couleur, la forme et le mouvement pour créer un nouveau langage poétique accessible « à tous les sens », autrement dit un « langage universel ». Ces trois éléments, couleur-forme-mouvement, sont là pour définir la beauté, qui est de la plus haute importance dans l’esthétique du xixe siècle.

DE L’ALPHA À L’OMÉGA

Notre poète relie les voyelles aux couleurs, mais le noir et le blanc sont-ils des couleurs ? Selon le point de vue adopté, leur définition diffère. Rimbaud reconnaît au moins six couleurs : le noir, le blanc, le rouge, le vert, le bleu et le violet. D’autres tentatives de lettres colorées ou d’audition colorée existaient avant son sonnet, par exemple celles de Hugo, de Gautier, de Musset… Mais leurs palettes sont différente­s de celles de notre poète. Sur quoi Rimbaud fonde-t-il l’attributio­n de telle couleur à telle voyelle ? Le « rayon violet » à la fin du poème offre la clé du mystère. Le noir initial, le blanc qui lui succède, et le changement des couleurs (rouge, vert, bleu et finalement violet) ont une relation étroite avec la lumière, surtout les couleurs du spectre qui évoquent l’arc-en-ciel.

La dispositio­n rimbaldien­ne de l’alphabet montre une originalit­é, ses voyelles suivant l’ordre de l’alphabet grec A, E, I, U, O. Comme le dernier vers commence par « Ô l’Oméga », oméga étant la dernière lettre de l’alphabet grec, la voyelle O, identifiée à l’oméga, peut ainsi devenir la dernière lettre. Il s’ensuit que la voyelle devient l’alpha, et les voyelles se déroulent en un processus qui va de l’alpha à l’oméga, c’est-à-dire du commenceme­nt à la fin. Les formes colorées de l’alphabet et leur dispositio­n inaugurent un langage nouveau.

Elles suscitent le mouvement qui construit l’intrigue du poème. Après la lumière blanche surgissant des ténèbres chaotiques du noir, le rayon prismatiqu­e montre les mouvements des sentiments humains dans la clarté du rouge, et les mouvements brutaux et paisibles de la nature dans celle du vert. La lumière bleue s’élève de la terre vers le ciel et se transforme en rayon violet émis par des yeux divins. Pour emprunter le mot de Rimbaud, il est possible d’identifier cet Être éternel au « voyant ». La naissance de la lumière et sa transforma­tion prismatiqu­e similaire aux couleurs de l’arc-en-ciel évoquent la Genèse, l’ordre des formes de l’alphabet est celui qui va de l’alpha à l’oméga dans l’Apocalypse de saint Jean, et le mouvement exprime la méthode alchimique pour devenir un vrai poète, « voyant », qui invente un langage universel. Rimbaud s’inspire donc ici de la Bible, dont il renouvelle le message. Et vous, que voyez-vous dans ce sonnet ?

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Manuscrit autographe de Voyelles (1871-1872).

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