En vers et contre tous
En faisant subir les pires outrages à la métrique et à la prosodie, Rimbaud en finit pour de bon, en 1872, avec la « vieillerie poétique ».
Parmi les vingt-six octosyllabes qui composent le poème Patience, écrit au printemps 1872, il en est deux pour lesquels Aragon a dit toute son admiration :
Mais des chansons spirituelles Voltigent partout les groseilles.
Aragon a aussi regretté qu’on préfère parfois à « cet étrange transitif du verbe voltiger » le plus banal « Voltigent parmi les groseilles ». Les versions figurent dans deux manuscrits autographes de Rimbaud. Faut-il choisir ?
L’exégèse rimbaldienne est riche de tels dilemmes. Les variantes sont certes peu nombreuses, mais significatives. On y pressent une clef de sa grammaire, mais ce n’est jamais la clef dernière. Surtout pour les poèmes de l’année 1872, qui pour certains figurent transformés à l’intérieur d’Une saison en enfer, dans Alchimie du verbe. Ainsi, du début de L’Éternité :
Elle est retrouvée. Elle est retrouvée ! Quoi ? – L’Éternité. ou Quoi ? l’éternité. C’est la mer allée C’est la mer mêlée Avec le soleil Au soleil.
Or la période est cruciale dans l’évolution du poète autant que pour la poésie française. Dans la « lettre du voyant », Rimbaud réclamait déjà des formes nouvelles. Plus tôt, le 25 août 1870, quand il évoquait Fêtes galantes de Verlaine à son ancien professeur Georges Izambard, c’était aussitôt pour signaler cet alexandrin déstructuré :
Et la tigresse épou / vantable d’Hyrcanie.
À l’époque, Rimbaud commence tout juste à faire bouger l’alexandrin. S’il multiplie les rejets chers aux romantiques, ménageant surprises et suspense comme dans Le Dormeur du val, il respecte encore globalement la césure à l’hémistiche. Ce n’est déjà plus le cas à l’été 1871 pour L’Homme juste. Parodiant Victor Hugo, Arthur Rimbaud disloque plus que le maître « ce grand niais d’alexandrin » et écrit : « Et cependant silen/ cieux sous les pilastres », allongeant démesurément l’adjectif par la diérèse silenci-eux et sa place en milieu de vers.
Il partage cette préoccupation prosodique avec Théodore de Banville, qu’il avait sollicité en mai 1870, récidivant le 15 août 1871 en lui envoyant Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs. Le funambule du Parnasse regrettait à l’époque que Victor Hugo n’ait pas brisé « tous les liens dans lesquels le vers est enfermé » et que sa révolution soit restée « incomplète ». En mai 1872, il racontera que le jeune « Arthur Raimbaut » lui avait un jour demandé « s’il n’allait pas être bientôt temps de supprimer l’alexandrin ».
Selon le poète contemporain Jacques Roubaud, le coup de grâce au vers traditionnel est porté à cette époque par Qu’est-ce pour nous, mon coeur… Le manuscrit du texte se rattache, par ses thématiques, aux grands poèmes révolutionnaires d’après la Commune. Mais la forme n’est pas la même. Plus d’alternance de rimes masculines ou féminines. Si le premier vers est un alexandrin traditionnel, coupé à l’hémistiche : « Qu’est-ce pour nous, mon coeur, /que les nappes de sang », les vers suivants multiplient les e muets à la sixième syllabe : « Et toute vengeance ?/ Rien !… – Mais si, toute encor »… Une césure dite lyrique, parce que fréquente chez les troubadours, mais bannie depuis – accentuer un e muet pousse aujourd’hui le lecteur soit à allonger ridiculement la syllabe, soit à l’escamoter.
Il n’est pas étonnant, dès lors, que le vers impair soit si fréquent dans les poèmes de 1872. Et notamment le claudiquant vers de
onze syllabes. Dans Larme, il acquiert une exceptionnelle fluidité à laquelle ajoute le rythme assourdi des rimes, devenues pauvres ou assonances. Jusqu’à disparaître, parfois remplacées par des échos affaiblis à l’intérieur du vers. Un flottement accouplé à la reprise énergique de consonnes, ici les sons [g] et [k] :
Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise ormeaux sans voix gazon sans fleurs ciel couvert boire à ces gourdes vertes loin de ma case claire quelque liqueur d’or qui fait suer
Rimbaud est-il sur les pas de Verlaine et son vers impair, « plus vague et plus soluble dans l’air » ? Ou parti plus loin encore, dans sa recherche de « rythmes instinctifs » ?
Quel est le mètre principal de Bonne pensée du matin ? Nous avons deux manuscrits autographes. Dans l’un, Rimbaud démajuscule le début des vers et, des décennies avant Alcools d’Apollinaire, élimine l’essentiel des virgules et des points. Pour mieux mimer le désordre de l’esprit ? La ponctuation est rétablie dans la version du poème reproduite dans Une saison en enfer. Cette fois-ci, les variantes bouleversent les mètres. On pouvait encore compter des octosyllabes dans les manuscrits, en éludant des e muets, mais Rimbaud brouille définitivement la métrique : « Vers le soleil des Hespérides »
devient « Au soleil des Hespérides »…
Rimbaud a dit son goût pour les « rythmes naïfs ». Verlaine, qui partageait cette fantaisie, soulignera la singularité de ce type d’inspiration pour le poète de Charleville : « M. Rimbaud vira de bord et travailla (lui !) dans le naïf, le très et l’exprès trop simple, n’usant plus que d’assonances, de mots vagues, de phrases enfantines ou populaires. » Lui, Rimbaud, qui épinglait les mots précieux comme des papillons, lui, le scorpion de la pique burlesque, terroriste déflagrateur des consonnes, lui, s’adonner à cet arte povera dans la merveilleuse Chanson de la plus haute tour, ici extraite d’une version manuscrite :
Ah ! que le temps vienne Où les coeurs s’éprennent
On retrouvera cette palette ingénue dans certains poèmes des Illuminations, mais pas dans les deux textes en vers libres du recueil, Marine et surtout Mouvement. Les retours à la ligne n’y sont plus liés au nombre de syllabes ou à des rimes introuvables, ni même aux structures grammaticales. Il n’y a plus d’assonances marquantes, plus de refrain, mais des mots rares. On dirait presque du futurisme, si ce n’est que l’ironie consume l’éloge :
Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l’étambot,
La célérité de la rampe,
L’énorme passade du courant, Menant par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique Les voyageurs entourés des trombes du val Et du strom. Ce sont les conquérants du monde Cherchant la fortune chimique personnelle ; Le sport et le confort voyagent avec eux ;
Le barbare Rimbaud en a terminé avec la « vieillerie poétique ». Terminé avec les romances, et cet alexandrin qu’il moquait jadis dans le Cercle zutique, en parodiant Louis-Xavier de Ricard :
L’Humanité chaussait le vaste enfant Progrès.
Ce n’est pas pour autant devenu un apôtre béat du marché et des sciences, un pioupiou de la modernité…
Mais est-ce vraiment fini? Dans Quel avenir pour la cavalerie ?, le poète Jacques Réda date, lui, de novembre 1887 la fin de la production poétique de Rimbaud et le « passage décisif du vers français » à son état énigmatique actuel. Le document crucial : un extrait d’une lettre retrouvée au vice-consul d’Aden sur la liquidation de la caravane Labatut. Il est écrit en vers libres mais en règle, d’un pittoresque vieux comme le monde, sinistre comme une facture. Un poème d’avant le déluge. Sa monnaie est le thaler :
Doit
Achat de la caravane par le roi Ménélik, négocié par M. Ilg :
1 440 fusils à Th. 7 Th. 10 800
300 000 capsules à Th.1 le mille Th. 300
450 000 d° à Th. 2 le mille Th. 900 Outils et fournitures En bloc Th. 2 720
Par achats du roi. Total. Th. 14 000