La mécanique d’un grand créateur
Habité par le texte biblique, Rimbaud le « voleur de feu » a voulu se faire poète démiurge, et instaurer un nouvel ordre du sacré. Quitte à complexifier son oeuvre et à faire du langage un symbole mystique.
« Lorsque la poésie de Rimbaud fait retentir la voix des choses et des êtres, ce n’est jamais qu’un cri, un hurlement qui se mêle au chant, c’est toujours une musique dissonante. » C’est par ces mots que Hugo Friedrich choisissait de décrire, en 1956, dans son ouvrage Structure de la poésie moderne, l’écriture rimbaldienne. Une affirmation qui tend à se confirmer, à s’accentuer pour quiconque s’aventure véritablement dans ce tourbillon des sens que constitue l’oeuvre du jeune poète. Il n’est pas question de parcours linéaire, de chemin guidé, balisé, mais de fusion et même de mariage des contraires : trouver l’équilibre entre harmonie et dissonance, paroles et silences, paganisme superstitieux et alchimie spirituelle.
« L’homme aux semelles de vent » aime
LE SENS AGIT À SA GUISE ET LA MACHINE POÉTIQUE TOURNE À PLEIN RÉGIME
la complexité et la cultive, mais il a d’abord fallu qu’il la construise. Dans une oeuvre où les recueils factices côtoient, avec distance, l’unique recueil réel (Une saison en enfer), les poèmes tendent à apparaître quelque peu épars, leurs liens distendus tendent à être très (trop ?) souvent justifiés par des jalonnements biographiques. Tant et si bien que le lecteur voit double et se fait le spectateur constant d’un affrontement continuel entre le Rimbaud biographique et le Rimbaud poétique. Mais ne serait-il pas temps de considérer le problème autrement ? Et si Rimbaud avait fait preuve d’une extrême méticulosité créatrice en ordonnant une mécanique poétique, une mécanique du sens ?
CORROMPRE LE SACRÉ
Il est évident que Rimbaud a toujours été hanté par le texte biblique, en témoigne les « Proses en marge de l’Évangile » qui peuvent être lues au verso des brouillons de la Saison. L’épisode biblique est disséqué, décomposé pour mieux être ingéré et digéré. Il devient primordial pour Rimbaud de comprendre la sacralité de ce double Testament, de décrypter ce qui constitue sa différence et son atemporalité, pour mieux se l’approprier au coeur de la Saison en enfer. Sa volonté est simple : sacraliser l’immoral et l’amoral, comme furent sacralisées la loi et la foi. Il lui faudra donc abandonner le vers au profit du verset (ou vers libre), s’affranchir de l’écriture indirecte pour privilégier la parole et son pendant naturel, le silence, dans l’optique d’établir une poésie hermétique et logiquement hautement symbolique. Corrompre la mécanique de l’écriture sacrée pour se l’approprier et s’y substituer, telle pourrait être la devise de la Saison. Dès lors, afin de peupler cette intériorité mythique, Rimbaud fait le choix de l’altérité ; revêtir toutes les formes, tous les masques, devient son credo : il se fera tour à tour païen, chrétien, Vierge, Christ, homme, femme, raison, esprit, ciel et enfer. Tenir en son sein tous les mondes. Anthropophagie rêvée à l’image de sa lecturophagie réelle.
SANCTIFIER L’ALPHABET
Néanmoins, si la Saison théâtralise l’hermétisme poétique rimbaldien, elle ne lui donne pas naissance. Son initiale présence, voire sa théorisation, il faudra la débusquer au sein des Premières Poésies et plus précisément au coeur de Voyelles, poème dans lequel Rimbaud fait le choix de sanctifier l’alphabet latin, langue littéraire mais langue qui ne fut jamais celle d’aucune révélation divine, à l’image de l’hébreu ou de l’araméen. Ainsi, il lui devient nécessaire, à l’opposé de ces alphabets sémitiques, consonantiques, de sublimer et d’anoblir la voyelle, de la faire devenir le coeur de la création poétique moderne (en témoigne la version altérée du poème intégrée à la Saison).
Une alchimie prend forme entre lettre et image qui vient, tel un mirage, égarer le lecteur et lui faire oublier la réalité d’un mécanisme simple, celui du glissement, du rouage. D’un schéma initial (O, A, E, I, U) dont la trace perdure dans les descriptions des voyelles, Rimbaud se joue du lecteur
en créant une latence (caractère de ce qui est caché) et, dans un jeu homophonique, dont il se veut friand, une attente (caractère de ce qui tend vers) : chaque voyelle se substitue à la suivante (A, E, I, U, O), créant l’impression d’un poème en deux temps, d’un écrit décalé et amplifiant son aspect énigmatique. Le silence ponctue le cliquetis horloger et le sublime dans son contraste. « Voyelles » se veut l’application des lettres dites du voyant, où le poète démiurge souhaite s’affranchir du temps mais également de toute intervention extérieure.
LA TACTIQUE DU VIDE
Les Derniers Vers, écrit entre 1872 et 1873, témoignent de cette volonté d’une expérience poétique différente de celle qui fut la sienne précédemment. L’ancrage sociétal, prépondérant dans les Premières Poésies, laisse place à un ensemble de solitudes : la figure poétique s’établit dans une dimension qui lui est propre et qui lui permet d’explorer la vastitude de ses mondes intérieurs, en rupture avec son espace-temps immédiat (« Ô Saisons, ô châteaux »). S’il avait jusqu’alors observé son monde, pour la première fois le poète se décide à explorer le sien propre, pour y découvrir une étendue spirituelle qui le fascine et l’amène à comprendre qu’il lui est possible de distinguer son moi réel de son moi poétique, dans une logique alchimique expérimentale si chère à Rimbaud (L’Éternité). Les Derniers Vers marquent ainsi l’instant de la création d’un avatar poétique, d’une autorité scripturale qui peut simultanément subir et agir sur sa destinée spirituelle (Chanson de la plus haute tour). Une mécanique en deux temps, qui vient rappeler une nouvelle fois que l’hermétisme est voulu, construit et recherché par Rimbaud lui-même, qui souhaite maîtriser jusqu’à la réception de son texte par ses lecteurs.
Approche analytique, critique, qu’il mettra finalement en pratique dans les Illuminations. Recueil factice tant décrié pour sa fragmentation, inhérente à sa compréhension. Si dans les Derniers Vers se lisait l’exaltation d’une poésie hautement musicalisée, Rimbaud poursuit son aventure du vers libre dans les Illuminations, mais n’oublie pas pour autant d’user de sa tactique du vide. Le silence vient, une nouvelle fois, sublimer toute parole, tout propos, tout vers libre. Il ne s’agit plus de guetter le mot mais son absence, dans une logique herméneutique inséparable de la lecture des textes religieux. Les sources à l’origine du rêve poétique se font plus nombreuses mais également de plus en plus cryptiques, en témoigne la lettre qu’il adresse en 1874 à Jules Andrieu : « Une série indéfinie de morceaux de bravoure historique […]. D’ailleurs, l’affaire posée, je serai libre d’aller mystiquement, ou vulgairement, ou savamment. » L’ordre quel qu’il soit est aboli. À la différence de la Saison, la chronologie devient une aberration, le poète peuple tous les mondes, toutes les époques, toutes les littératures simultanément. Le glissement est à la fois constant et multidirectionnel : l’urbanité (Villes ; Les Ponts), la société (Ouvriers), la politique (Solde ; Démocratie), le religieux (Barbare), l’amoralité (Conte) ou les aspirations intimes (Matinée d’ivresse ; Départ). Aucun sujet n’est épargné par Rimbaud, les étapes (notamment alchimiques) jusqu’alors respectées se voient ignorées.
La mécanique du sens s’est en quelque sorte emballée, elle agit à sa guise et la machine poétique tourne à plein régime. Elle se fait l’écho d’un tourbillon prismatique qui renvoie à ce sentiment d’explosion et, paradoxalement, d’extrême quiétude. Jamais le silence n’aura été aussi discuté, commenté, décrypté que dans les Illuminations. Au coeur de cette « parade sauvage » qui paraît si confuse, Rimbaud devenu le « génie » se joue une nouvelle fois de nous, car il a seul la clé de ce mécanisme devenu enfin parfaitement imparfaitement énigmatique, hermétique et donc sacré, comme il l’avait toujours souhaité.