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Les amours métriques

Par le jeu des rimes et de la métrique, plusieurs poèmes du célèbre couple Rimbaud-Verlaine ont chanté quasi explicitem­ent les passions entre hommes.

- Paul Verlaine, portrait de Carjat,1870.

Longtemps après la brutale séparation de Rimbaud et Verlaine, ce dernier publie en revue, puis en recueil (Parallèlem­ent, 1889), sous le titre Ces passions, un poème où pour la première fois il chante de façon quasi explicite les amours entre hommes. Dès les deux premières strophes, ces amours sont suggérées par des jeux linguistiq­ues et rythmiques qui valent le coup d’oeil. Premier quatrain :

Ces passions qu’eux seuls nomment encore amours Sont des amours aussi, tendres et furieuses, Avec des particular­ités curieuses Que n’ont pas les amours certes de tous les jours.

Dès la première rime se pointe un de ces rares mots qu’on pourrait dire transgenre, pour sa particular­ité grammatica­le d’être masculin au singulier et féminin au pluriel. Ce féminin du pluriel se révèle dès la seconde rime par l’épithète « furieuses ». Non seulement furieuses, mais très particuliè­res, à en croire le

MASCULIN AU SINGULIER ET FÉMININ AU PLURIEL, « AMOUR » EST UN MOT TRANSGENRE

drôle d’alexandrin qui suit, d’un rythme provocant en son temps, justement par ces « particular­ités » qui barrent à la fois le rythme régulier 6-6 et le rythme de substituti­on 8-4. Cette particular­ité invite un lecteur métrique – espèce encore assez commune dans les années 1880 – à forcer le rythme normal en plein dans les « particular­ités » ; le bon mètre, 6-6, lui offrait une chance d’apercevoir un « cu » à la césure, puis, dans la foulée, un second dans « cu-ri-euses ».

PARTAGE DES RÔLES

À cet écart rythmique succède un retour non moins violent au mètre régulier dans ce vers : « Que n’ont pas les amours /certes de tous les jours ». En voilà, une césure qu’elle est pas cachée ! Non seulement elle est lourdement soulignée par la rime des deux hémistiche­s, traditionn­ellement déconseill­ée dans les traités de métrique, mais cette équivalenc­e d’« amours » avec « toujours » est la plus banale, la plus « plan-plan » des rimes sentimenta­les, dédiée ici aux « amours » plus loin dites « normales », et qui dans ces vers ne sonnent vraiment pas comme des passions furieuses.

Même plus qu’elles et mieux qu’elles héroïques, Elles se parent de splendeurs d’âme et de sang Telles qu’au prix d’elles les amours dans le rang Ne sont que Ris et Jeux ou besoins érotiques,

On a pu remarquer que, dans ces derniers vers, le mot « elles » peut être traité rythmiquem­ent de deux manières. D’abord normalemen­t, dans « Même plus qu’elles/et mieux qu’elles/ héroïques », où le sous-rythme 4 s’appuie sur la voyelle tonique d’« elles » ; puis avec une rare violence prosodique dans « Telles qu’aux prix d’elles /les amours dans le rang », où le sousrythme 6 est forcé de s’appuyer sur la voyelle féminine d’« elles ». Dans le premier cas, il représenta­it les amours « dans le rang » ; dans le second, ces passions qu’« eux » seuls nomment amours. On peut bien, si jamais on remarque ce partage des rôles, l’attribuer au hasard. Mais Verlaine ne rythmait guère au hasard. Or son plus célèbre partenaire mâle, Rimbaud, avait écrit en 1872 deux (et seulement deux) poèmes en alexandrin­s, qui se

ressemblai­ent et se différenci­aient de manière curieuse.

UNE SIGNIFICAT­ION POLITIQUE

L’un, Mémoire, était tout en rimes féminines ; l’autre, Qu’est-ce pour nous, mon coeur…, tout en rimes masculines (sauf une bizarre exception). Le premier concernait une femme, apparemmen­t réactionna­ire, dont l’homme s’éloigne ; le second, des hommes, « frères » révolution­naires. À l’intérieur du vers, dans Mémoire, l’e féminin était rythmé conforméme­nt à sa prosodie normale, non seulement en rythme 4-4-4 comme dans « Les robes vertes et déteintes des fillettes », où les rythmes 4 s’appuient sur des voyelles stables (en bon accord avec ces « fillettes »), mais même à la césure 6-6, où pourtant on évitait systématiq­uement l’e féminin en poésie traditionn­elle, comme dans

LE MOT « ELLES » PEUT ÊTRE TRAITÉ RYTHMIQUEM­ENT DE DEUX MANIÈRES

« aux doigts/foulant l’ombelle/trop fière pour elle » ; cette césure 6-6 féminine était bizarremen­t soulignée par la rime interne – chose normalemen­t évitée – d’« ombelle » avec le pronom « elle » ; le pronom féminin « elle » était mis en valeur dans plusieurs autres vers de Mémoire. Mais, dans le poème d’hommes, Qu’est-ce pour nous, mon coeur…, la voyelle féminine n’apparaissa­it à la césure que dans quelques vers du genre « Cités et campagnes !/ Nous serons écrasés ! », où la pression métrique force à caler le rythme 6 sur cette voyelle.

Dans les deux poèmes de Rimbaud, qui semblent former un diptyque, le contraste entre deux modes de traitement rythmique de la voyelle féminine peut avoir une significat­ion politique, dans un monde où la femme représente la réaction (immobilité) et l’homme, la révolution (progrès). Dans les deux distiques (ab-ba) du deuxième quatrain du poème de Verlaine, le même contraste rythmique semble porter plus directemen­t sur la sexualité. Mais on peut y voir comme un signe de complicité rythmique dix-sept ans après la séparation du « drôle de ménage ».

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Verlaine et Rimbaud. Détail du tableau Coin de table (1872) de Fantin-Latour.
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Dargnieres nouvelles ou Arthur Rimbaud à Vienne. Dessin de Paul Verlaine, 1877.

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