Les amours métriques
Par le jeu des rimes et de la métrique, plusieurs poèmes du célèbre couple Rimbaud-Verlaine ont chanté quasi explicitement les passions entre hommes.
Longtemps après la brutale séparation de Rimbaud et Verlaine, ce dernier publie en revue, puis en recueil (Parallèlement, 1889), sous le titre Ces passions, un poème où pour la première fois il chante de façon quasi explicite les amours entre hommes. Dès les deux premières strophes, ces amours sont suggérées par des jeux linguistiques et rythmiques qui valent le coup d’oeil. Premier quatrain :
Ces passions qu’eux seuls nomment encore amours Sont des amours aussi, tendres et furieuses, Avec des particularités curieuses Que n’ont pas les amours certes de tous les jours.
Dès la première rime se pointe un de ces rares mots qu’on pourrait dire transgenre, pour sa particularité grammaticale d’être masculin au singulier et féminin au pluriel. Ce féminin du pluriel se révèle dès la seconde rime par l’épithète « furieuses ». Non seulement furieuses, mais très particulières, à en croire le
MASCULIN AU SINGULIER ET FÉMININ AU PLURIEL, « AMOUR » EST UN MOT TRANSGENRE
drôle d’alexandrin qui suit, d’un rythme provocant en son temps, justement par ces « particularités » qui barrent à la fois le rythme régulier 6-6 et le rythme de substitution 8-4. Cette particularité invite un lecteur métrique – espèce encore assez commune dans les années 1880 – à forcer le rythme normal en plein dans les « particularités » ; le bon mètre, 6-6, lui offrait une chance d’apercevoir un « cu » à la césure, puis, dans la foulée, un second dans « cu-ri-euses ».
PARTAGE DES RÔLES
À cet écart rythmique succède un retour non moins violent au mètre régulier dans ce vers : « Que n’ont pas les amours /certes de tous les jours ». En voilà, une césure qu’elle est pas cachée ! Non seulement elle est lourdement soulignée par la rime des deux hémistiches, traditionnellement déconseillée dans les traités de métrique, mais cette équivalence d’« amours » avec « toujours » est la plus banale, la plus « plan-plan » des rimes sentimentales, dédiée ici aux « amours » plus loin dites « normales », et qui dans ces vers ne sonnent vraiment pas comme des passions furieuses.
Même plus qu’elles et mieux qu’elles héroïques, Elles se parent de splendeurs d’âme et de sang Telles qu’au prix d’elles les amours dans le rang Ne sont que Ris et Jeux ou besoins érotiques,
On a pu remarquer que, dans ces derniers vers, le mot « elles » peut être traité rythmiquement de deux manières. D’abord normalement, dans « Même plus qu’elles/et mieux qu’elles/ héroïques », où le sous-rythme 4 s’appuie sur la voyelle tonique d’« elles » ; puis avec une rare violence prosodique dans « Telles qu’aux prix d’elles /les amours dans le rang », où le sousrythme 6 est forcé de s’appuyer sur la voyelle féminine d’« elles ». Dans le premier cas, il représentait les amours « dans le rang » ; dans le second, ces passions qu’« eux » seuls nomment amours. On peut bien, si jamais on remarque ce partage des rôles, l’attribuer au hasard. Mais Verlaine ne rythmait guère au hasard. Or son plus célèbre partenaire mâle, Rimbaud, avait écrit en 1872 deux (et seulement deux) poèmes en alexandrins, qui se
ressemblaient et se différenciaient de manière curieuse.
UNE SIGNIFICATION POLITIQUE
L’un, Mémoire, était tout en rimes féminines ; l’autre, Qu’est-ce pour nous, mon coeur…, tout en rimes masculines (sauf une bizarre exception). Le premier concernait une femme, apparemment réactionnaire, dont l’homme s’éloigne ; le second, des hommes, « frères » révolutionnaires. À l’intérieur du vers, dans Mémoire, l’e féminin était rythmé conformément à sa prosodie normale, non seulement en rythme 4-4-4 comme dans « Les robes vertes et déteintes des fillettes », où les rythmes 4 s’appuient sur des voyelles stables (en bon accord avec ces « fillettes »), mais même à la césure 6-6, où pourtant on évitait systématiquement l’e féminin en poésie traditionnelle, comme dans
LE MOT « ELLES » PEUT ÊTRE TRAITÉ RYTHMIQUEMENT DE DEUX MANIÈRES
« aux doigts/foulant l’ombelle/trop fière pour elle » ; cette césure 6-6 féminine était bizarrement soulignée par la rime interne – chose normalement évitée – d’« ombelle » avec le pronom « elle » ; le pronom féminin « elle » était mis en valeur dans plusieurs autres vers de Mémoire. Mais, dans le poème d’hommes, Qu’est-ce pour nous, mon coeur…, la voyelle féminine n’apparaissait à la césure que dans quelques vers du genre « Cités et campagnes !/ Nous serons écrasés ! », où la pression métrique force à caler le rythme 6 sur cette voyelle.
Dans les deux poèmes de Rimbaud, qui semblent former un diptyque, le contraste entre deux modes de traitement rythmique de la voyelle féminine peut avoir une signification politique, dans un monde où la femme représente la réaction (immobilité) et l’homme, la révolution (progrès). Dans les deux distiques (ab-ba) du deuxième quatrain du poème de Verlaine, le même contraste rythmique semble porter plus directement sur la sexualité. Mais on peut y voir comme un signe de complicité rythmique dix-sept ans après la séparation du « drôle de ménage ».