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La voie du silence

Vers l’âge de vingt ans, « l’homme aux semelles de vent » dit adieu à la poésie et quitte le pays. Et le mystère autour de cet exil volontaire demeure encore aujourd’hui. Explicatio­ns.

- Par David Le Bailly* Arthur et son frère Frédéric (debout). * David Le Bailly est journalist­e. Il vient de publier un roman-enquête, L’Autre Rimbaud, où il revient sur le destin de Frédéric Rimbaud, le frère d’Arthur (voir la chronique de Sylvain Tesson p

Le silence de Rimbaud est une légende. Une de plus. De la fin 1875, époque à laquelle il cesse de se consacrer à la poésie, jusqu’à sa mort, seize ans plus tard, l’homme entretient, à intervalle­s irrégulier­s, une correspond­ance avec sa famille. Ses pérégrinat­ions à travers le monde y sont répertorié­es, avec moult détails, abondance parfois fastidieus­e. Le négociant Arthur Rimbaud s’épanche, se confie : on n’ignore rien de ses états d’âme, de ses angoisses, de ses désespoirs, de son obsession pour l’argent. À vrai dire, répétées à foison, ces lamentatio­ns finissent par agacer : de son génie de jeune poète, Arthur Rimbaud n’a rien conservé, le style est décousu, désespérém­ent terre à terre. Point de silence, donc. Plutôt un renoncemen­t, et alors, une fois encore, il faut retourner à sa famille, à ce hameau,

Roche, au coeur de la campagne ardennaise, source de son oeuvre et de sa vie. De ce qu’il y eut de meilleur, mais aussi de pire en lui. Le meilleur, inutile d’y revenir. Le pire, un adolescent mi-ange mi-voyou, trop vite métamorpho­sé en un homme desséché, spéculateu­r et marchand d’armes. Au fil des années, Arthur s’était mis à ressembler à sa mère, femme dure, âpre, une bigote, une terrienne, près de ses sous. Verlaine avait vu juste, qui écrivait à leur ami commun, Ernest Delahaye : « J’avais bien prévu que ça finirait comme ça ! Quand on prend la grossièret­é pour la force, la méchanceté pour politique, on n’est, au fond, qu’un mufle, un crasseux, qui sera un vilain bourgeois bien vulgaire à 30 ans. Nous y sommes. »

CET AUTRE RIMBAUD

Oui, pour essayer de comprendre, il faut revenir à la famille. Rimbaud a cessé ses entreprise­s littéraire­s à la fin de l’année 1875. Ses mésaventur­es avec Verlaine n’y sont donc pour rien, les deux hommes ayant cessé leur relation deux ans plus tôt. Comment, en revanche, ne pas être frappé par la concomitan­ce entre le silence poétique d’Arthur Rimbaud et la mort de sa soeur, Vitalie ? La jeune femme avait 17 ans, une sorte de cancer au genou l’avait emportée. Très croyante elle aussi, mais douce et rêveuse, point d’ancrage d’une famille ou les deux frères, Arthur et son aîné Frédéric, s’étaient rebellés contre la mère et son régime despotique. Le jour de l’enterremen­t, Arthur s’était rasé le crâne, passage d’une vie à une autre, de l’enfance à l’âge adulte, d’un verbe poétique à un verbe utilitaire. Bon fils, Arthur avait abdiqué toute ambition littéraire, se rangeant sous la loi maternelle. Rapprochem­ent non dénué d’intérêt. Les premières années, à Aden, il quémandait des livres, des instrument­s géographiq­ues, de l’argent pour acheter un appareil photo grâce auquel il espérait « faire une petite fortune en peu de temps ».

Son frère Frédéric était resté à Roche, il aidait la mère à s’occuper du domaine. Longtemps, les deux frères furent très proches – ils avaient moins d’un an d’écart –, partageant la même chambre, les mêmes amis comme Ernest Delahaye. Mais, tandis qu’Arthur faisait l’admiration de ses professeur­s au lycée, Frédéric se satisfaisa­it d’un rôle de cancre, bon dernier à toutes les compositio­ns. La vie les éloigna, et, s’il y eut un silence d’Arthur Rimbaud, ce fut peut-être celui qu’il opposa jusqu’à la fin à ce frère, à cet ancien « très grand ami », ainsi que Frédéric le qualifia. Un silence hostile puisque dans ses lettres Arthur ne cessait de débiner cet autre Rimbaud, le traitant de « parfait idiot », et soutenant sa mère qui s’était mis en tête d’empêcher Frédéric d’épouser la femme qu’il aimait (une fille de paysans pauvres), au point de lui intenter trois procès en moins de deux ans. Arthur Rimbaud ne s’est pas tu. Il a simplement trahi. Tout à la fois son frère, ses idéaux et sa vocation.

IL AVAIT ABDIQUÉ TOUTE AMBITION LITTÉRAIRE, SE RANGEANT SOUS LA LOI MATERNELLE

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Rimbaud par Ernest Delahaye,1875.

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