La voie du silence
Vers l’âge de vingt ans, « l’homme aux semelles de vent » dit adieu à la poésie et quitte le pays. Et le mystère autour de cet exil volontaire demeure encore aujourd’hui. Explications.
Le silence de Rimbaud est une légende. Une de plus. De la fin 1875, époque à laquelle il cesse de se consacrer à la poésie, jusqu’à sa mort, seize ans plus tard, l’homme entretient, à intervalles irréguliers, une correspondance avec sa famille. Ses pérégrinations à travers le monde y sont répertoriées, avec moult détails, abondance parfois fastidieuse. Le négociant Arthur Rimbaud s’épanche, se confie : on n’ignore rien de ses états d’âme, de ses angoisses, de ses désespoirs, de son obsession pour l’argent. À vrai dire, répétées à foison, ces lamentations finissent par agacer : de son génie de jeune poète, Arthur Rimbaud n’a rien conservé, le style est décousu, désespérément terre à terre. Point de silence, donc. Plutôt un renoncement, et alors, une fois encore, il faut retourner à sa famille, à ce hameau,
Roche, au coeur de la campagne ardennaise, source de son oeuvre et de sa vie. De ce qu’il y eut de meilleur, mais aussi de pire en lui. Le meilleur, inutile d’y revenir. Le pire, un adolescent mi-ange mi-voyou, trop vite métamorphosé en un homme desséché, spéculateur et marchand d’armes. Au fil des années, Arthur s’était mis à ressembler à sa mère, femme dure, âpre, une bigote, une terrienne, près de ses sous. Verlaine avait vu juste, qui écrivait à leur ami commun, Ernest Delahaye : « J’avais bien prévu que ça finirait comme ça ! Quand on prend la grossièreté pour la force, la méchanceté pour politique, on n’est, au fond, qu’un mufle, un crasseux, qui sera un vilain bourgeois bien vulgaire à 30 ans. Nous y sommes. »
CET AUTRE RIMBAUD
Oui, pour essayer de comprendre, il faut revenir à la famille. Rimbaud a cessé ses entreprises littéraires à la fin de l’année 1875. Ses mésaventures avec Verlaine n’y sont donc pour rien, les deux hommes ayant cessé leur relation deux ans plus tôt. Comment, en revanche, ne pas être frappé par la concomitance entre le silence poétique d’Arthur Rimbaud et la mort de sa soeur, Vitalie ? La jeune femme avait 17 ans, une sorte de cancer au genou l’avait emportée. Très croyante elle aussi, mais douce et rêveuse, point d’ancrage d’une famille ou les deux frères, Arthur et son aîné Frédéric, s’étaient rebellés contre la mère et son régime despotique. Le jour de l’enterrement, Arthur s’était rasé le crâne, passage d’une vie à une autre, de l’enfance à l’âge adulte, d’un verbe poétique à un verbe utilitaire. Bon fils, Arthur avait abdiqué toute ambition littéraire, se rangeant sous la loi maternelle. Rapprochement non dénué d’intérêt. Les premières années, à Aden, il quémandait des livres, des instruments géographiques, de l’argent pour acheter un appareil photo grâce auquel il espérait « faire une petite fortune en peu de temps ».
Son frère Frédéric était resté à Roche, il aidait la mère à s’occuper du domaine. Longtemps, les deux frères furent très proches – ils avaient moins d’un an d’écart –, partageant la même chambre, les mêmes amis comme Ernest Delahaye. Mais, tandis qu’Arthur faisait l’admiration de ses professeurs au lycée, Frédéric se satisfaisait d’un rôle de cancre, bon dernier à toutes les compositions. La vie les éloigna, et, s’il y eut un silence d’Arthur Rimbaud, ce fut peut-être celui qu’il opposa jusqu’à la fin à ce frère, à cet ancien « très grand ami », ainsi que Frédéric le qualifia. Un silence hostile puisque dans ses lettres Arthur ne cessait de débiner cet autre Rimbaud, le traitant de « parfait idiot », et soutenant sa mère qui s’était mis en tête d’empêcher Frédéric d’épouser la femme qu’il aimait (une fille de paysans pauvres), au point de lui intenter trois procès en moins de deux ans. Arthur Rimbaud ne s’est pas tu. Il a simplement trahi. Tout à la fois son frère, ses idéaux et sa vocation.
IL AVAIT ABDIQUÉ TOUTE AMBITION LITTÉRAIRE, SE RANGEANT SOUS LA LOI MATERNELLE