UNE OEUVRE AUX CONTOURS FLOUS
Si la vie de Rimbaud se prête aux controverses, son oeuvre invitait, hélas, aux falsifications. Et pour cause ! Le poète n’a constitué qu’un seul recueil (Une saison en enfer) et a éparpillé le reste de sa production sur des feuilles éparses laissées chez divers amis et correspondants, ce qui a posé bien des problèmes à Verlaine quand il s’est agi de la rassembler. Résultat : l’oeuvre de Rimbaud présente encore aujourd’hui des contours flous. Répartie en des ensembles plus ou moins arbitrairement constitués par la critique, elle a été parasitée par des poèmes attribués douteux (Poison perdu) et des faux avérés (la navrante Lettre du Baron de Petdechèvre, qui empuantissait les Pléiade Rimbaud jusqu’à la dernière édition, ou encore la fameuse Chasse spirituelle, dix pages de prose dans le style d’Une saison en enfer). Cette oeuvre est surtout grevée d’absences : les fameux textes perdus, innombrables. La Mort de Paris, Les Amants de Paris, ou encore L’Histoire magnifique, décrite par l’ami Delahaye comme des proses où Rimbaud, dans la lignée des Illuminations, entendait saisir dans leur vérité diverses périodes historiques. Mais ces textes perdus ouvrent aussi une part de rêve : peut-être dormentils dans quelque grenier ardennais, londonien ou parisien, attendant leur découvreur ? Après tout, Verlaine a bien cru les Illuminations perdues pour toujours…
faite de jeux et de promenades avec son frère Frédéric et son copain Ernest Delahaye. Alors qu’il est en classe de troisième, ses professeurs commencent à soupçonner en lui des capacités hors norme : entre autres prouesses, Rimbaud rédige les vers latins donnés en devoir à ses camarades… et écrit ses premiers poèmes. Pas immédiatement brillants : Les Étrennes des orphelins, dont le titre dit le pathétique outré, sont l’oeuvre d’un génie en devenir. Il se réveille en 1870, alors que le collège de Charleville s’est doté d’un professeur de rhétorique sourd et néanmoins talentueux : Georges Izambard. Une amitié naît : Izambard et Rimbaud, 16 ans, prennent l’habitude de se promener ensemble, de se montrer leurs écrits, de s’adresser des lettres – telle la première des deux « lettres du voyant », dans laquelle Rimbaud expose son projet poétique, non sans avoir préalablement insulté son prof.
Car entre-temps était advenu l’âge des fugues, qui fera couler tant d’encre romanesque. En août 1870, alors que la guerre vient d’être déclarée, Rimbaud, 15 ans, part pour Paris – et se fait arrêter dans le train parce que son billet ne va pas jusque-là. Cela lui vaut un bref séjour en prison, dont Izambard le tire pour l’emmener à Douai, chez des proches. Là,
ENTRE-TEMPS ÉTAIT ADVENU L’ÂGE DES FUGUES, QUI FERA COULER TANT D’ENCRE ROMANESQUE
il semble que Rimbaud inaugure les comportements voyous qui feront sa mauvaise réputation. Lefrère : « Dans les derniers mois de 1870, l’élève “un peu guindé, sage et douceâtre, aux ongles propres” qu’avait connu Izambard à Charleville s’effaçait pour laisser place à cet “âne lugubre” dont les frasques et les provocations allaient choquer, l’année suivante, l’avant-garde littéraire de la capitale. » Rimbaud fuguera trois fois – quatre peutêtre, et cette quatrième fugue supposée est à l’origine de la légende qui le dépeint en franc-tireur de la Commune. Et il écrit : des chefs-d’oeuvre comme Le Dormeur du val, Roman ou Ma Bohème. Et maints
poèmes aujourd’hui perdus, dont ces trois cents hexamètres contenus dans les poèmes La Mort de Paris et Les Amants de Paris, que Rimbaud renonça à envoyer à l’éditeur Paul Demeny, parce qu’il lui en aurait coûté 30 centimes de plus ! Revenu à Charleville, Rimbaud, qui se sait maintenant poète, rêve toujours de Paris. Par le truchement d’un camarade de café, il adresse cinq poèmes à Paul Verlaine, qui, en réponse, le convie aussitôt. À la manière des apprentis d’autrefois, Rimbaud prépare un travail à montrer : Le Bateau ivre. Il n’a pas encore 17 ans : non seulement il forge des vers parfaits, mais il commence déjà, telles les péninsules du poème, à se « démarrer » de la tradition poétique. Il quitte Charleville sans bagage, mais après avoir prévenu, pour une fois, la « mother » – de crainte qu’elle n’alerte la gendarmerie. À Paris, Rimbaud sidère par sa pré
cocité les poètes auxquels le présente Verlaine. La légende raconte qu’il aurait rencontré Victor Hugo, lequel l’aurait qualifié de « Shakespeare enfant ». C’est faux, mais cela dit bien l’effet qu’il produit. Très vite, cependant, l’admiration se mâtine d’effroi. Rimbaud boit, entretient une hygiène douteuse, se moque méchamment, vole… « D’abord, il emporta un christ ancien en ivoire qui venait de ma grand-mère, et Verlaine eut quelque peine à le lui faire rendre ; puis, il cassa exprès quelques objets auxquels je tenais », écrit Mathilde Verlaine, l’épouse de Paul. Ne pas y voir des preuves de l’étroitesse d’esprit de celle que son mari, dans une correspondance célèbre, traitera de « princesse souris » et de « misérable fée carotte » : Rimbaud semble bien s’être donné pour mission de se fâcher avec tout le monde. Et il y parvient. Devenu l’amant de Verlaine, ou son « époux infernal », il s’amuse à le faire boire pour provoquer des disputes avec sa femme. Il racontera aussi, désolé pour les âmes sensibles, s’être masturbé dans le verre de lait de son ami Ernest Cabaner – la moindre de ses blagues sinistres. Sa carrière parisienne s’achève quand, bien aviné, il tente d’estourbir le photographe Carjat avec une canne-épée (à l’issue d’un dîner, et après avoir scandé la lecture d’un poème de Jean Aicard de « merde ! » retentissants).
LES AMOURS DE TIGRES
La suite constitue peut-être le plus célèbre roman-feuilleton biographique de l’histoire littéraire française : Mathilde Verlaine obtient le départ de Rimbaud – mais Paul et lui trouvent des intermédiaires pour correspondre. Puis, en juillet 1872, Rimbaud revenu à Paris
« enlève » Verlaine descendu chercher de la tisane pour son épouse malade… avec tous les documents nécessaires pour un voyage. Ils partent à Arras, puis à Bruxelles, mais craignent la police belge, alertée par la « mother », et la police française – ancien membre du bureau de presse de la Commune, Verlaine se croit recherché. Sa femme, bien innocente, voit là les raisons de son exil. Elle découvre le pot aux roses quand son époux lui demande imprudemment de lui envoyer des papiers : parmi ceux-ci, les lettres préparant les retrouvailles des amants ! Elle file à Bruxelles le reconquérir. Verlaine accepte de la suivre à Paris, mais Rimbaud monte dans le même train
RIMBAUD SEMBLE BIEN S’ÊTRE DONNÉ POUR MISSION DE SE FÂCHER AVEC TOUT LE MONDE. ET IL Y PARVIENT
et parvient à faire descendre Verlaine en gare de Quiévrain. Les deux hommes partent pour Londres. Survivent en donnant des cours. Rimbaud apprend l’anglais – le début de son polyglottisme frénétique. Et écrit : à la fois des vers – ceux qui seront repris dans le recueil factice Derniers vers – et des poèmes en prose. Mais c’en est déjà fini de ses rêves de gloire littéraire : à Paris, sa réputation est faite. Quand Verlaine voudra dédier ses Romances sans paroles à Rimbaud, son éditeur l’en dissuadera fermement.
Puis c’est l’épisode fameux du 10 juillet 1873 et du coup de revolver. Il témoigne
du versatile caractère verlainien, qui abandonne d’abord Rimbaud à Londres puis le supplie de le rejoindre à Bruxelles, où il séjourne avec sa mère. Les retrouvailles sont à la hauteur de leurs « amours de tigres » : Rimbaud demande à Élisa Verlaine de financer son voyage à Paris, Paul veut qu’il reste. Et, pour le lui montrer, il lui tire dessus. La blessure n’est pas grave mais, quelques heures plus tard, Verlaine effraie assez Rimbaud pour que celui-ci finisse par le dénoncer. Rimbaud aura beau retirer sa plainte, Verlaine sera condamné à deux ans de prison.
UNE CARAVANE ET DES FUSILS
La carrière poétique de Rimbaud s’achève un peu plus d’un an plus tard, en 1875. Les seize années qu’il lui reste à vivre sont souvent exécutées en quelques lignes, et ses multiples voyages, réduits à une suite d’échecs amers. Cela découle de sa façon d’en parler : dans ses correspondances, Rimbaud s’est beaucoup plaint de ses séjours à Aden (il lui préférait de loin l’Abyssinie) et de ses déboires professionnels et physiologiques (« Les affaires ne sont pas brillantes. Je vous souhaite des estomacs moins en danger que le mien »). Il a aussi écrit « Si je me plains, c’est une espèce de façon de chanter » et parlait de la ferme familiale de Roche et de la France en général comme d’un lieu glacial où il ne pourrait plus vivre. Il semble qu’en Afrique Rimbaud soit devenu un de ces êtres pour qui la plainte et le sarcasme constituent un mode d’expression privilégié. Ses employeurs, les frères Bardey, des négociants, le décriront comme un homme au verbe sardonique, aux gestes coupants, par ailleurs très fiable et apprécié pour cela – et ils seront stupéfaits de lui découvrir, à sa mort, un passé poétique. Malheureux, le Rimbaud d’Aden et du Harar ? En tout cas, il ne voulait plus entendre parler de poésie et enrageait de la lenteur que prenaient les affaires là-bas. Mais il savait aussi prendre son mal en patience et en tirer les fruits, ce qui relativise le prétendu désastre de cette dernière vie. Prenons sa fameuse expédition au royaume de Choa, qui devait le rendre riche, couramment décrite comme la cause de sa ruine : Rimbaud y conduit une caravane chargée de fusils formée avec un associé, Labatut, mort récemment en laissant de multiples dettes. Rimbaud, par sa prévoyance, parvient à arriver sans encombre devant le trône du roi Ménélik, son acheteur. Là, après bien des atermoiements
PUIS C’EST L’HORRIBLE DERNIER VOYAGE À MARSEILLE – OÙ IL EMBARQUERA POUR ADEN, ESPÈRE-T-IL ENCORE
et après avoir dû repousser ou contenter d’ex-créanciers de Labatut, il parvient à se faire payer, mais en traites, qu’il doit aller toucher sur la côte – un voyage inédit qui fera de lui un authentique explorateur. Il se plaint : « Je sors de l’opération avec une perte de 60 % sur mon capital, sans compter vingt et un mois de fatigues atroces passées à la liquidation de cette misérable affaire. » En fait, écrit Lefrère, « il semble bien qu’il tira de l’affaire un bénéfice non négligeable » et qu’il n’ait perdu que 60 % du profit qu’il avait escompté. Tant pis pour la légende d’un Rimbaud roulé par Ménélik. Mais il est vrai qu’il n’a jamais atteint l’indépendance financière qu’il visait.
La légende ne ment hélas pas quand elle décrit sa fin atroce : cette jambe qui se raidit, ce genou qui gonfle avec la tumeur, cette civière qui le transporte jusqu’à la côte, et son cerveau qui s’entête à penser affaires. Il est poignant de lire, sous la plume pondérée de Lefrère, le récit de sa première hospitalisation à Marseille et de son retour à Roche avec une jambe en moins. Et, ultime station du calvaire, cet horrible dernier voyage à Marseille – où il embarquera pour Aden, espère-t-il encore, perclus de métastases. Il s’éteint le 10 novembre 1891. Rimbaud n’est pas mort en poète accompli – tout cela était derrière lui depuis longtemps. Il est mort en homme d’affaires empêché dans ses entreprises. Parce que nous plaçons la poésie au-dessus des contingences de ce monde, nous voyons là une déchéance. Il n’aurait pas été d’accord avec nous.