UN FRÈRE EN ENFER
Il y a les écrivains de l’héroïsme et ceux de l’ordinaire. Les premiers traitent des mousquetaires et des capitaines Fracasse. Les autres s’intéressent aux ombres errantes. Ici, les champions de la vie, là les forçats. David Le Bailly se range, de son propre aveu, dans la seconde catégorie: il se tient au chevet « des
sans voix, rayés de la mémoire collective ou bien passés de mode » pour « leur redonner la parole ». C’est le côté Simenon des romanciers-entomologistes. Ils vont chercher leurs sujets dans les culs de fosse, les impasses. Et parfois, au fond d’un village des Ardennes.
Le Bailly a trouvé en la personne de Frédéric Rimbaud, frère d’Arthur, un de ces « ratés » qu’il affectionne. Un du genre magnifique, total, irréfutable. Frédéric fut l’immense perdant de l’épopée rimbaldienne. Aîné, il fut exclu de la mythographie érigée par Isabelle, la soeur qui se croyait une sainte. Elle s’autoproclama dépositaire de la mémoire d’Arthur parce qu’elle le veilla sur son lit d’agonie. Elle s’arrogea le droit de supprimer les aspects scandaleux du poète. Elle expédia dans l’oubli le frère Frédéric. Il gênait l’édification de la statue. On le tenait pour un « idiot », il était lourd, épais, ivrogne – plouc, quoi. « Un Bédouin »,
avait dit de lui Arthur, dans une lettre à sa mère. Et de surcroît, en devenant cocher de calèche, Frédéric commit le crime suprême aux yeux de sa mère : le déclassement.
Il fut « dénigré, déchu, renié, dépossédé »: Le Bailly fait de chaque étape de l’effacement un titre de chapitre, et scande les forfaitures infligées à l’anti-enfant prodigue. La mère s’opposa à son bonheur. On ne le prévint pas que son frère était mort. On le spolia des dividendes générés par les droits d’auteur d’Arthur. Puis vint l’acte obscène de l’entreprise : Isabelle l’effaça d’une photo où il posait avec Arthur et qui illustra une édition des OEuvres complètes, en 1922.
Pourtant ils s’aimaient bien, les deux écoliers des Ardennes qui couraient les bois ensemble. Que se passa-t-il? Toute famille est une mécanique. La thèse de Le Bailly, c’est que quelque chose se grippa dans la machine. La mort de la petite soeur, la rage enfouie de la mère, l’absence du père, le destin météorique d’Arthur, l’absence d’amour sous le toit de la ferme, la folie couvante chez chacun des membres du clan : tout concourrait, dans cette marqueterie, à ce que l’une des pièces soit exclue. Frédéric, ou le dommage collatéral du génie…
Le Bailly y va fort dans le réquisitoire contre la mère-dragonne. C’est que l’auteur mène une enquête sur lui-même. « Parallèlement », comme le dirait Verlaine. C’est toujours ce qui arrive quand on touche aux Rimbaud : on finit devant son miroir. Dès le début de l’enquête sur les traces du fils gommé, c’est dans sa propre enfance que Le Bailly s’aventure. Et chaque chapitre dense, violent, tendu, décortiquant l’éclipse de Frédéric, est entremêlé des confidences du romancier sur ses propres ombres.
C’est une histoire vieille comme les horreurs antiques : pour qu’un Pollux brille, il faut qu’un Castor s’éteigne. « N’est-ce pas le propre des légendes d’être toujours confondues ? » La puissante et affectueuse « stèle pour un enfant nié » érigée par Le Bailly n’enlève rien au soleil d’Arthur. Elle rend un peu justice à un Bédouin oublié des fées. Elle enténèbre un peu plus l’ubac du mythe arthurien.
FRÉDÉRIC FUT L’IMMENSE PERDANT DE L’ÉPOPÉE RIMBALDIENNE