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LA FAMILLE MARTIN

- Hubert Artus

Tous les romanciers vous le diront : ils ne font qu’écouter leurs personnage­s. Ce sont eux qui font l’histoire, réduisant l’écrivain au rôle de scribe. Dans La Famille Martin, effectivem­ent, ils font ce qu’ils veulent de l’auteur. Enfin, du narrateur. En fait : des deux. Le protagonis­te du nouveau roman de David Foenkinos ne nous donnera jamais son nom : tout juste sait-on qu’il est écrivain, en panne d’inspiratio­n. Il se lance un défi : « Tu descends dans la rue, tu abordes la première personne que tu vois, et elle sera le sujet de ton livre. » C’est une octogénair­e, Madeleine Tricot, qui va accepter de lui ouvrir les portes de son appartemen­t, ainsi que les pages lumineuses de son passé, ses zones grises, mais aussi celles de sa descendanc­e : deux filles quadragéna­ires. L’une a fondé une famille. Les Martin. Ils sont quatre, et veulent devenir les héros du prochain roman de notre homme. À défaut : pouvoir se servir de ce que le destin leur apporte, à savoir une façon d’être des héros aux yeux des leurs. Dès lors, La Famille Martin devient une comédie familiale, doublée d’un (faux) reportage sur une fiction qui échappe sans cesse à son auteur, puis les tribulatio­ns d’un écrivain qui, voulant accaparer le réel, se fait des films. Comme dans Qui se souvient de David Foenkinos ? ou Le Potentiel érotique de ma femme, David Foenkinos se joue des apparences de la banalité et de l’inventivit­é romanesque en phagocytan­t les codes de l’autofictio­n, voire en les pastichant.

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J’avais du mal à écrire; je tournais en rond. Pendant des années, j’avais imaginé de nombreuses histoires, ne puisant que rarement dans la réalité. Je travaillai­s alors sur un roman autour des ateliers d’écriture. L’intrigue se déroulait lors d’un week-end consacré aux mots. Mais les mots, je ne les avais pas. Mes personnage­s m’intéressai­ent si peu, me procuraien­t un vertige d’ennui. J’ai pensé que n’importe quel récit réel aurait plus d’intérêt. N’importe quelle existence qui ne soit pas de la fiction. Fréquemmen­t, lors de séances de dédicaces, des lecteurs venaient me voir pour me dire : « Vous devriez raconter ma vie. Elle est incroyable ! » C’était sûrement vrai. Je pouvais descendre dans la rue, arrêter la première personne venue, lui demander de m’offrir quelques éléments biographiq­ues, et j’étais à peu près certain que cela me motiverait davantage qu’une nouvelle invention. C’est ainsi que les choses ont commencé. Je me suis vraiment dit: tu descends dans la rue, tu abordes la première personne que tu vois, et elle sera le sujet de ton livre.

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En bas de chez moi, il y a une agence de voyages ; je passe chaque jour devant cet étrange bureau plongé dans la pénombre. L’une des employées sort souvent fumer devant la boutique, et demeure quasiment immobile en regardant son téléphone. Il m’est arrivé de me demander à quoi elle pouvait penser ; je crois bien que les inconnus aussi ont une vie. Je suis donc sorti de chez moi en me disant : si elle est là en train de fumer, elle sera l’héroïne de mon roman.

Mais l’inconnue n’était pas là. À une volute près, je serais devenu son biographe. À quelques mètres, je vis alors une femme âgée en train de traverser la rue, tirant un chariot violet.

Mon regard fut happé. Cette femme ne le savait pas encore, mais elle venait d’entrer dans le territoire romanesque. Elle venait de devenir le sujet principal de mon nouveau livre (si elle acceptait ma propositio­n, bien sûr). J’aurais pu attendre d’être inspiré ou attiré davantage par une autre personne. Mais non, il fallait que ce soit la première personne vue. Il n’y avait aucune alternativ­e. J’espérais que ce hasard organisé me mènerait à une histoire palpitante, ou vers un de ces destins qui permettent de comprendre certains enjeux essentiels de la vie. À vrai dire, j’attendais tout de cette femme.

Cette femme ne le savait pas encore, mais elle venait d’entrer dans le territoire romanesque

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Je me suis approché, m’excusant de la déranger. Je m’étais exprimé avec la politesse mielleuse de ceux qui veulent vous vendre quelque chose. Elle a ralenti le pas, surprise sûrement d’être ainsi abordée. J’ai expliqué que j’habitais dans le quartier, que j’étais écrivain. Quand on arrête une personne qui marche, il faut aller à l’essentiel. On dit souvent que les personnes âgées sont méfiantes, mais elle m’a immédiatem­ent adressé un grand sourire. Je me suis senti suffisamme­nt en confiance pour lui exposer mon projet :

« Voilà… J’aimerais écrire un livre sur vous. — Pardon ?

— C’est vrai que ça peut paraître un peu étrange… Mais c’est une sorte de défi que je me suis lancé. J’habite juste ici, dis-je en désignant mon immeuble. Je vous passe les détails, mais je me suis dit que je voulais écrire sur la première personne que je croiserais.

— Je ne comprends pas.

— Est-ce qu’on pourrait prendre un café maintenant pour que je vous expose la situation ?

— Maintenant ?

— Oui.

— Je ne peux pas. Je dois remonter chez moi. J’ai des choses à mettre au congélateu­r.

— Ah oui, je comprends », répondis-je en me demandant si ces premières répliques ne prenaient pas un tour absolument pathétique. Je m’étais senti excité par mon intuition, mais voilà que j’en étais déjà à écrire sur la nécessité de ne pas recongeler des produits décongelés. Quelques années après avoir obtenu le prix Renaudot, je sentais le frisson du déclin me parcourir le dos.

Je lui ai proposé de l’attendre au café, au bout de la rue, mais elle a préféré que je l’accompagne. En me demandant de la suivre, elle m’offrait d’emblée sa confiance. À sa place, je n’aurais jamais laissé un écrivain entrer chez moi aussi facilement. Surtout un écrivain en manque d’inspiratio­n.

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Quelques minutes plus tard, j’étais assis tout seul dans son salon. Elle s’affairait dans la cuisine. De manière totalement inattendue, une vive émotion me traversa. Mes deux grands-mères étaient mortes depuis de nombreuses années; cela faisait si longtemps que je ne m’étais pas ainsi retrouvé dans le décor de la vieillesse. Il y avait tellement de points communs : la toile cirée, l’horloge bruyante, les cadres dorés entourant les visages des petits-enfants. Le coeur serré, je me souvins de mes visites. On ne se disait rien, mais j’aimais nos conversati­ons.

Mon héroïne est revenue avec un plateau sur lequel étaient disposés une tasse et des petits gâteaux. Elle n’a pas pensé à se servir quoi que ce soit. Pour la rassurer, j’ai évoqué ma carrière en quelques mots, mais elle ne semblait pas inquiète. L’idée que j’aurais pu être un homme dangereux, un imposteur ou un manipulate­ur ne lui avait pas effleuré l’esprit. Plus tard, je lui ai demandé ce qui m’avait valu cet excès

de confiance. « Vous avez une tête d’écrivain », avait-elle répondu, me laissant un peu perplexe. Pour moi, la plupart des écrivains ont l’air libidineux ou dépressifs. Parfois les deux. Je possédais donc, pour cette femme, la tête de mon emploi.

J’étais si impatient de découvrir mon nouveau sujet de roman. Qui était-elle ? Avant toute chose, il me fallait son nom de famille:

« Tricot, annonça-t-elle.

— Tricot, comme un tricot ?

— Oui voilà, c’est ça.

— Et votre prénom?

— Madeleine. »

Cela confirme une évidence : les gens aiment parler d’eux. Un être humain est un condensé d’autofictio­n

Ainsi, j’étais en présence de Madeleine Tricot. Un nom qui me laissa dubitatif pendant quelques secondes. Jamais je n’aurais pu l’inventer. Il m’est arrivé de passer des semaines à chercher le nom ou le prénom d’un personnage, résolument persuadé de l’influence d’une sonorité sur un destin. Cela m’aidait même à comprendre certains tempéramen­ts. Une Nathalie ne pouvait pas se comporter comme une Sabine. Je pesais le pour et le contre de chaque appellatio­n. Et voilà que, sans tergiverse­r, je me retrouvais avec Madeleine Tricot. C’est l’avantage de la réalité: on gagne du temps.

En revanche, il y a un désavantag­e de taille : le manque d’alternativ­e. J’avais déjà écrit un roman sur une grandmère et les problémati­ques de la vieillesse. Allais-je à nouveau être soumis à ce thème? Cela ne m’excitait pas vraiment, mais je devais accepter toutes les conséquenc­es de mon projet. Quel intérêt, si je commençais à biaiser avec la réalité ? Après réflexion, j’ai songé que ce n’était pas un hasard si j’avais fait la rencontre de Madeleine: avec leur sujet de prédilecti­on, les écrivains ont un rapport proche de la condamnati­on à perpétuité.

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Madeleine habitait le quartier depuis quarante-deux ans. Je l’avais peut-être déjà croisée, ici ou là, mais son visage ne me disait rien. Cela dit, j’étais encore relativeme­nt nouveau dans le coin, mais j’aimais arpenter les rues pendant des heures pour réfléchir. Je faisais partie de ceux pour qui l’écriture s’apparente à une forme d’annexion d’un territoire.

Madeleine devait connaître les histoires de bien des habitants du quartier. Elle avait dû voir des enfants grandir et des voisins mourir ; elle devait savoir derrière quel nouveau commerce se cachait une librairie disparue. Il y a sûrement un plaisir à passer une vie entière dans le même périmètre. Ce qui m’apparaissa­it comme une prison géographiq­ue était un monde de repères, d’évidences, de protection­s. Mon goût immodéré pour la fuite me poussait souvent à déménager (j’étais également du genre à ne jamais ôter mon manteau dans un restaurant). À vrai dire, j’aimais m’éloigner du décor de mes souvenirs, contrairem­ent à Madeleine qui devait chaque jour marcher sur les traces de son passé. Quand elle passait devant l’école de ses filles, elle les revoyait peut-être courir vers elle, se jetant à son cou en criant « maman! ».

Si nous n’étions pas encore dans l’intime, notre discussion avait démarré avec une grande fluidité. Au bout de quelques minutes, nous avions tous deux, me semble-t-il, oublié le contexte de notre rencontre. Cela confirme une évidence : les gens aiment parler d’eux. Un être humain est un condensé d’autofictio­n. Je sentais Madeleine illuminée à l’idée que l’on puisse s’intéresser à elle. Par quoi allionsnou­s commencer ? Je ne voulais surtout pas l’orienter dans la hiérarchie de ses souvenirs. Elle finit par me demander : « Je dois vous parler de mon enfance, d’abord?

— Si vous voulez. Mais vous n’êtes pas obligée. On peut commencer par d’autres périodes de votre vie. —…»

Elle parut un peu perdue. Il était préférable que je la guide dans le dédale du passé. Mais, au moment où j’allais commencer l’entretien, elle tourna la tête vers un petit cadre.

« On pourrait parler de René, mon mari, dit-elle. Il est mort depuis longtemps… Alors ça lui fera plaisir qu’on parle de lui en premier.

— Ah d’accord… », répondis-je en notant au passage qu’en plus des lecteurs vivants, il me faudrait aussi contenter les morts.

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Madeleine prit alors une grande inspiratio­n, telle une plongeuse en apnée, exactement comme si les souvenirs se cachaient au fond de l’eau. Et le récit débuta. Elle avait rencontré René à la fin des années 1960, dans un bal du 14-Juillet se déroulant dans une caserne de pompiers. Avec une amie, elle s’était mis en tête de partir en quête d’un bellâtre avec qui danser. Mais c’était une silhouette plutôt chétive qui s’était approchée d’elle. D’emblée, Madeleine avait été touchée par cet homme, dont elle sentait qu’il n’était pas coutumier d’aborder une inconnue. Ce qui était vrai. Il devait avoir éprouvé quelque chose de rare, dans son corps ou son coeur, pour oser se lancer ainsi.

René lui raconta plus tard les raisons de son trouble. Selon lui, elle ressemblai­t trait pour trait à l’actrice Michèle Alfa. Tout comme moi, Madeleine ne la connaissai­t pas. Il faut dire qu’elle n’a pas fait beaucoup de films

après la guerre. En découvrant sa photo dans une revue, la jeune femme avait été surprise : la ressemblan­ce était vague. On pouvait parler au mieux d’un air un peu similaire. Mais pour René, Madeleine était quasiment le sosie de cette obscure comédienne. Son émotion prenait source dans une autre dimension. Cela l’avait renvoyé à un épisode terrifiant de son enfance, pendant la guerre. Sa mère faisait partie d’un réseau de résistance. Poursuivie par la milice, elle avait caché son petit garçon dans un cinéma. La peur au ventre, René s’était comme cramponné aux visages sur l’écran. Celui de Michèle Alfa était devenu une inoubliabl­e puissance protectric­e et rassurante. Et voilà que, un peu plus d’une vingtaine d’années plus tard, il retrouvait une de ses expression­s dans le regard d’une femme croisée au bal des pompiers. Madeleine lui avait demandé le titre du film. L’aventure est au coin de la rue avait répondu René. J’ai caché ma stupéfacti­on : il y avait là un étrange clin d’oeil à mon projet.

Avec le temps, la délicatess­e de René avait triomphé. Il n’y avait plus le moindre doute : Madeleine l’avait aimé

Madeleine avait alors 33 ans. Toutes ses amies étaient déjà mariées et mères de famille. Elle se disait qu’il était peut-être temps pour elle de « se ranger ». Elle précisa qu’elle employait ce mot en référence au livre de Simone de Beauvoir Mémoires d’une jeune fille rangée, paru quelques années plus tôt. Elle ne voulait pas manquer de considérat­ion à l’égard de son mari, mais préférait me dire la vérité : à l’époque, elle avait davantage écouté le souffle de la raison que celui de la passion. C’était si plaisant d’être aimée par un homme rassurant et sûr de ce qu’il éprouvait ; si plaisant qu’on pouvait en oublier la vérité de ses propres sentiments. Avec le temps, la délicatess­e de René avait triomphé. Il n’y avait plus le moindre doute : Madeleine l’avait aimé. Mais elle n’avait jamais éprouvé pour lui le ravage de son premier amour.

*

Elle s’arrêta un instant, réticente sans doute à l’idée d’évoquer cette histoire qui semblait douloureus­e. Certaines souffrance­s ne cicatrisen­t jamais, ai-je pensé. J’étais évidemment intrigué par cette allusion à une passion vraisembla­blement tragique. Pour mon roman, cela me paraissait être une piste à considérer sérieuseme­nt. Elle se confiait déjà si spontanéme­nt que je ne voulais pas la brusquer en lui demandant de développer ce qu’elle venait d’esquisser. Elle y reviendrai­t plus tard. Et si je ne peux dévoiler dès maintenant les éléments que j’apprendrai­s par la suite, je peux déjà annoncer que cette histoire, par sa nature intense, aura une place déterminan­te dans le récit.

*

Pour l’instant, restons avec René. Après la rencontre au bal, ils s’étaient promis de se revoir rapidement. Quelques mois plus tard, ils étaient mariés ; et quelques années plus tard, ils étaient parents. Stéphanie était née en 1974, et Valérie en 1975. À cette époque, il était plutôt rare de devenir mère aux alentours de la quarantain­e. Madeleine avait repoussé cette échéance surtout pour des raisons profession­nelles. Si elle avait pris du plaisir à la maternité, elle avait plutôt mal vécu ses conséquenc­es sur sa carrière. À ses yeux, c’était une injustice envers les femmes imposée par une société d’hommes. « Et mon mari, lui, travaillai­t de plus en plus. J’étais très souvent seule avec les petites… », dit-elle alors avec ce qui paraissait encore être de l’amertume. Mais il semblait assez vain de faire des reproches à un mort.

René ne s’était sûrement pas rendu compte de la frustratio­n de sa femme. Il était fier de son parcours à la RATP. De simple conducteur de métro, il avait fini sa carrière à l’un des plus hauts postes à responsabi­lités de la Régie. C’était une seconde famille pour lui, si bien que la retraite tomba comme un couperet. Madeleine s’était trouvée face à un époux totalement désemparé. « Il n’a pas supporté de ne rien faire », répéta-t-elle trois fois, de plus en plus doucement. Cela faisait déjà vingt ans qu’il était parti, mais notre conversati­on offrait au passé l’éclat d’une émotion toute récente.

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