REQUIEM POUR UN MYTHE
En s’emparant de la fameuse histoire de Thésée et le Minotaure, l’auteur livre le récit personnel de sa traversée des ténèbres. Une quête dans le labyrinthe de ses origines portée par une écriture d’une beauté stupéfiante.
Qui commet le meurtre d’un homme qui se tue ? Lancinante, martelée, la question hante le dernier livre de Camille de Toledo, longtemps nommé son « Livre des morts », comme ces textes dont se dotent la plupart des civilisations pour se connecter au sacré.
En 2005, son frère aîné s’attache le cou à une conduite de gaz. Moins d’un an plus tard, la mère le suit dans la mort, puis le père, à quelques mois d’écart. Pour fuir cette litanie de deuils, le « fils qui reste » décide alors de gagner Berlin pour se réinventer loin de la « ville de l’Ouest » changée en nécropole. Mais l’échappée est un leurre : en 2017, son corps se rappelle brutalement au passé: le système nerveux se paralyse, les dents s’infectent et le dos s’effondre, ne lui laissant d’autre choix qu’investiguer sur sa propre histoire pour « nettoyer les eaux noires » du temps. « Souvent, je ne pouvais même plus me lever », explique celui qui, aujourd’hui encore, médite près de quatre heures par jour pour réinsuffler de la vie dans les endroits engourdis de l’organisme.
OUVRIR SON COEUR ET SON CORPS
« La raison traumatique s’encapsule dans une zone reptilienne du cerveau qui régit la survie. Les Anglais parlent de ‘‘fight-orflight’’. C’est pourquoi le premier mouvement du livre correspond à une fuite tandis que le second raconte la nécessité, pour Thésée – son double dans le livre –, d’affronter le Minotaure. » Pour entrevoir l’issue du labyrinthe, il aura donc fallu un lent et douloureux cheminement, dont témoigne Thésée, sa vie nouvelle, au croisement de l’enquête, du kaddish et du journal intime. Un texte habité qui ne cesse d’ouvrir : ouvrir « les fenêtres » verrouillées « du temps » ; ouvrir les cartons poussiéreux de photographies; ouvrir les lettres et le manuscrit « errant » d’un ancêtre, secrètement transmis à travers les âges ; mais aussi ouvrir son coeur et son corps au lâcher prise et ouvrir infiniment le sens, enfin, pour que les découvertes glanées au cours de cette traversée des ténèbres puissent servir à d’autres.
DÉPASSER L’HISTOIRE INTIME
« Le livre n’accuse personne, proclame l’écrivain. Il nous sort des culpabilités trop étroites pour remonter vers une histoire de la violence : violence des guerres, du capitalisme, des fictions familiales, des tabous… et ainsi de suite jusqu’à ce qu’un pardon soit possible. » À ses yeux, c’est à nos générations qu’incombe la tâche de réparer la gigantesque matrice de violence héritée du xxe siècle. D’où sa volonté, aussi, de dépasser l’histoire intime pour rejoindre le mythe : d’alterner le « je » traumatisé et le « il » narratif pour « dépersonnaliser le livre » et le « verser au commun ». Thésée, c’est l’histoire d’un « tribut de morts » auquel il faut faire face pour sortir du dédale. C’est l’histoire d’un père, Égée, qui devance la mort de son fils faute de promesse tenue. C’est enfin celle d’une lignée à laquelle on ne peut échapper.
Contre la lignée d’hommes forts ou prétendus tels dont il descend, Camille de Toledo a depuis longtemps choisi le côté du vertige, de ce qui tremble. Mais de ce tremblement, il fait une vibration. Plus qu’aucun autre de ses textes, celui-ci renoue avec la sacralité archaïque de la langue. Est-ce parce qu’il émane de ce repli « impartageable » du corps-mémoire où le traumatisme s’encrypte ? Ou parce que la pratique assidue de la méditation y a fait entrer le souffle d’une manière inédite ? Incantatoire et limbique, le chant ricoche sur les synchronies, les questions sans réponses et les photographies de famille. Lesquelles sont l’occasion de « légender la légende » c’est-à-dire de sous-titrer le mythe construit par ces clichés. « Thésée s’écrit là : dans la réconciliation des deux usages du mot. Car alors ‘‘légender’’, c’est permettre à un récit de traverser le temps. »