L’autre côté du miroir
En dix récits surréalistes, le Prix Nobel de littérature Olga Tokarczuk renouvelle les codes de la narration et bouscule nos certitudes.
Dans son discours de réception du prix Nobel de littérature 2018 (« Le Tendre Narrateur », publié en même temps que ses Histoires bizarroïdes), Olga Tokarczuk appelait de ses voeux un génie capable d’élaborer « une narration absolument différente, encore inimaginable à l’heure actuelle », et de nous aider à abandonner « nos vieilles perspectives restrictives ». Et si ce génie, c’était elle ? Les dix récits qui composent son recueil, en tout cas, bousculent le lecteur et désorganisent son horizon d’attente comme peu de textes contemporains savent le faire.
Dans « Le Passager », l’écrivaine polonaise suggère la nature taoïste de la peur : « L’homme que tu vois existe non parce que tu le vois, mais parce que c’est lui qui te regarde », assène un voyageur fataliste – et débrouillez-vous avec ça ! À la fin des « Enfants verts », récit qui se déroule en 1656, le médecin du roi de Pologne, constatant la disparition d’une jeunesse entière, demande l’aide de son lecteur pour « comprendre ce qui est arrivé », comme si la vérité, dissimulée dans les replis du texte, n’était plus de son ressort. Ailleurs, un orphelin quinquagénaire observe d’étranges bocaux laissés par sa mère. « Lacets au vinaigre, 2004 »… Et ? « Un léger malaise le gagna, mais sans plus. »
Il y a du Kafka chez Tokarczuk. Dans « Les Coutures », par exemple, où un vieil homme, comprenant, à deux ou trois détails en apparence insignifiants (les coins des timbres devenus ronds, les coutures de ses chaussettes…), que le monde n’est plus son monde, s’anesthésie en respirant la chemise de nuit de sa défunte épouse.
PERCER L’ÉCORCE DU RÉEL
Dans « Une histoire vraie », surtout, où un professeur, voulant porter secours à une femme tombée d’un escalator, ne rencontre d’abord que l’indifférence de ses semblables avant, sidéré, de devoir prendre la fuite. Fantastique, surréalisme, science-fiction deviennent des façons non plus de dire le réel mais d’en percer l’écorce. Assaillis de cauchemars, certains personnages tentent de « reprendre sérieusement possession de leur vie ». Est-il encore temps ?