Jacques le frénétique
Écrivain, critique dramatique, directeur de collection chez Gallimard, Jacques Lemarchand est à l’avant-garde de la scène théâtrale des années 1950, qu’il dévoile dans son Journal.
Le « nouveau théâtre » d’aprèsguerre doit beaucoup à Jacques Lemarchand, l’un de ses serviteurs les plus rigoureux. Le troisième tome de son Journal entamé en 1942 couvre les années 1954-1960, quand il devient un critique de premier plan. Le personnage reste énigmatique. S’il donna ponctuellement deux nouvelles à des journaux collaborationnistes, Albert Camus, qu’il côtoya dans un bureau partagé aux éditions Gallimard, lui confia à la Libération la chronique dramatique de Combat, vite remarquée.
UN HOMME INFLUENT
Explorateur situé à l’avant-garde de la création et curieux « d’entrer en contact avec un terrain et des adversaires mal connus », Lemarchand a forgé la notion d’« absurde » pour désigner les pièces d’Arthur Adamov, Jacques Audiberti, Samuel Beckett, Jean Genet, Eugène Ionesco, Georges Schehadé et Jean Vauthier. Se rangeant à leurs côtés, il acquit une position dans le microcosme parisien. Cumulant les fonctions d’éditeur et de directeur de collection chez Gallimard, il fut appelé au Figaro littéraire afin de contrebalancer l’approche normative de Jean-Jacques Gautier, sa bête noire et vigie de la tradition au Figaro quotidien. En 1959, la consécration tombe : il entre au comité de lecture de la Comédie-Française.
Cet homme influent est aussi un séducteur. Rue Sébastien-Bottin, il se murmurait que toutes les romancières de la maison étaient amoureuses de lui. Écrit presque au jour le jour pour « garder le visage exact de ses années », son Journal dévoile les coulisses du milieu théâtral et littéraire. Son activité tant professionnelle que sexuelle relève de la frénésie. Il est écrasé de lectures, de manuscrits, d’articles, de préfaces, un emballement toutefois pondéré par ses conquêtes : la comédienne Silvia Montfort, la journaliste Claude Sarraute (il écrit à sa place ses articles de théâtre !), des actrices ou des jeunes femmes venues chercher conseil. Il ne peut s’empêcher de tomber amoureux, malgré un écart d’âge parfois important ; cette lucidité le torture.
Comblant les références manquantes, la passionnante annotation de sa petite-nièce Véronique Hoffmann-Martinot donne une grande épaisseur au texte unique dans sa forme : « rythmé, nerveux, ne trichant pas, terriblement et uniquement quotidien », selon l’éditrice Claire Paulhan. Tendu comme un arc, Lemarchand s’était imposé de donner « le goût du vrai ». Cette contrainte d’écriture répétitive et hypnotique est un tour de force digne d’un sorcier.