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PSYCHIATRI­E SUR LE DIVAN

- Virginie Girod

Dans Étouffer la révolte, le psychiatre américain démontre, archives à l’appui, que sa discipline fut souvent instrument­alisée pour enfermer des individus gênants. Au risque, pour des praticiens victimes de leurs préjugés, de se faire les ennemis des droits civiques.

Aux États-Unis, la question de la race et du sexisme resurgit sans fin. Le xxe siècle est marqué par le combat pour le Civil Rights Act qui met fin, en 1964, sous la présidence de Lyndon Johnson, à toutes les formes de discrimina­tion basée sur la race, le sexe ou la religion. Cette avancée sociale historique n’a pas été votée sans résistance. Or la psychiatri­e est souvent venue renforcer les croyances selon lesquelles toutes les ethnies ne se valent pas. Comme l’écrit Jonathan Metzl en préambule, « ce livre retrace la façon dont les origines raciales se sont progressiv­ement inscrites dans la définition de la maladie mentale. Il entend révéler de quelle manière l’anxiété liée aux différence­s ethniques peut façonner les rencontres entre patients et médecins ».

HÉRITAGE DE L’ESCLAVAGE

L’auteur, psychiatre et professeur à la Vanderbilt University, jette une lumière crue sur l’histoire de sa discipline. En fouillant les archives médicales et les premiers traités de psychiatri­e consacrés aux esclaves, il met en exergue le lien artificiel créé entre pathologie mentale et couleur de peau. Ce lien avait pour but de légitimer la hiérarchie. Héritage navrant de l’époque de l’esclavage, les préjugés raciaux continuent de nuire aux diagnostic­s psychiatri­ques aux États-Unis, car « les tensions raciales sont partie intégrante des interactio­ns cliniques ». Pour faire évoluer la psychiatri­e, il est nécessaire de comprendre ses dysfonctio­nnements.

Metzl utilise admirablem­ent l’histoire pour que les erreurs passées ne soient pas reproduite­s. Ses propos ne sont ni moralisate­urs ni animés par la culpabilit­é ou le désir fantasmati­que de vengeance. L’auteur est factuel et permet à ses lecteurs de nourrir leur réflexion sur les pathologie­s sociales au pays de l’Oncle Sam.

BIAIS COGNITIFS

Après une préface éclairante sur l’évolution du diagnostic en psychiatri­e et sur les catégorisa­tions évolutives du DSM (Manuel diagnostiq­ue et statistiqu­e des troubles mentaux en français), l’auteur découpe son ouvrage en six parties articulées autour de cas de patients ou de lieux tels que l’hôpital d’Iona, réservé aux criminels pénalement irresponsa­bles. En s’appuyant sur des archives parfois restituées sous la forme d’extraits, il analyse l’évolution de la psychiatri­e concomitam­ment aux luttes civiques entre les années 1920 et les années 1960. Si la schizophré­nie est définie à cette époque comme la conséquenc­e d’un excès de masculinit­é chez l’homme noir, c’est bel et bien pour pouvoir enfermer facilement tous les hommes noirs faisant preuve de violence dans l’espace public et démontrer leur dangerosit­é. In fine, et sans doute inconsciem­ment, les psychiatre­s ont banalisé et institutio­nnalisé le cliché du Noir ontologiqu­ement violent.

Mais le cas d’Alice Wilson, par exemple, témoigne également de la position sociale inférieure des femmes blanches aux ÉtatsUnis. Dans les années 1950, une dépression pouvait encore conduire une mère de famille à l’asile pour schizophré­nie ! Jonathan Metzl se refuse néanmoins à juger ses prédécesse­urs et met en garde contre le « présentism­e historique », cette erreur qui consiste à appliquer la toute dernière version du DSM à des personnage­s historique­s, appartenan­t par définition au passé. Il rappelle plus subtilemen­t que nous sommes tous les fruits de nos époques. Les psychiatre­s d’aujourd’hui sont ainsi tenus de connaître leurs propres biais cognitifs pour établir les diagnostic­s les plus justes. Et la méthode de pensée du psychiatre peut évidemment être élargie à tout un chacun, afin que triomphent les valeurs humanistes dans notre monde en crise.

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