RENVERSER LES IDOLES
Venue des États-Unis, la déferlante antiraciste renverse tout sur son passage, y compris les statues de Christophe Colomb, Colbert, Voltaire… Au point de réécrire le passé? Réunissant de précieuses contributions sur le colonialisme et l’esclavagisme, l’ouvrage dirigé par Pascale Pellerin remet l’histoire, et le débat, en perspective.
Il n’y a pas qu’aux États-Unis qu’on jette aux orties les statues de figures historiques accusées d'oppression envers les Noirs. Tandis que les débats font rage autour de l’esclavage et du colonialisme, les actions punitives des mouvements contre le racisme et les violences policières se multiplient sur le Vieux Continent. En Angleterre, c’est le bronze d’un certain Edward Colston, un marchand d'esclaves de Bristol mort au xviiie siècle, qui, en juin dernier, a été jeté dans la rivière Avon. En Belgique, on barbouille de rouge sang et on déboulonne les statues de l'ex-roi des Belges Léopold II, dont « la mission civilisatrice » au Congo a accouché de l’un des régimes coloniaux les plus cruels de l'histoire. En France, c’est la figure de Colbert qu’on vandalise, l’éminence grise de Louis XIV ayant été l’un des principaux initiateurs en 1685 du Code noir qui organisait l’esclavage dans les colonies françaises. Cet été, l’ancien premier ministre Jean-Marc Ayrault a même demandé à débaptiser une salle de l’Assemblée nationale portant son nom.
LA LÉGENDE NOIRE DES LUMIÈRES
Il faut s’en réjouir: la France regarde enfin son passé esclavagiste et colonialiste en face. Un serpent de mer particulièrement long et visqueux: l’esclavage a été officialisé en 1685, abrogé en 1794, rétabli en 1802 sous Napoléon, aboli un demi-siècle plus tard par la IIe République, l’idéologie coloniale prenant le relais pour le siècle à venir en promouvant la primauté des « Blancs », qualifiés de « race supérieure » par rapport aux « Noirs », « Jaunes », « Rouges » et autres « sauvages »… Mais alors que faire des Lumières ? Ne nous a-t-on pas appris à l’école qu’une poignée d’hommes admirables (auxquels on adjoignit au cours du temps quelques rares femmes) se sont levés pour dénoncer et combattre « l’odieux esclavage » ? Ainsi du Montesquieu des Lettres persanes, du Voltaire de Candide, du Diderot de L'Histoire des deux Indes, de l’Olympe de Gouges de Zamore et Mirza ? Ces mêmes Montesquieu, Voltaire et quelques autres, que les tenants de la critique postcoloniale accusent aujourd’hui d’avoir collaboré à la traite négrière. Pis: de l’avoir favorisée par leurs théories « ethnocentrées », « racialistes » et « pseudo-universelles ».
ÉCLAIRER L’HISTOIRE
La réalité est évidemment bien plus complexe que cela. Et l’un des immenses mérites de l’ouvrage collaboratif Les lumières, l’esclavage et l’idéologie coloniale dirigé par Pascale Pellerin, spécialiste de la construction des Lumières, est de nous le faire savoir. Au long de vingt-trois textes lumineux d’une somme totalisant près de six cents pages, nous croisons au plus près l’abbé Grégoire, Voltaire, Talleyrand, la baronne de Staël, les missions jésuites, Brissot et Lanthenas, Olympe de Gouges, les anti-esclavagistes du Directoire, le fougueux Bonaparte en route pour l’expédition d’Égypte… et même le Maupassant reporter du Gaulois ! Loin, très loin, des polémiques du moment, nous plongeons dans des récits de voyage, nous parcourons des pamphlets, des pièces de théâtre, des chansons de colons, nous sommes dans La Havane du xviie siècle, le Paris de 1791, l’Égypte de 1798, l’Algérie de 1830, nous comprenons pourquoi certains de nos penseurs canoniques ont combattu l’esclavage moins par conviction humanitaire que par calcul d’intérêt, et nous découvrons sur pièces que si la portée abolitionniste et anticolonialiste des Lumières est relative, c’est que ce vaste mouvement intellectuel est loin d’avoir parlé d’une seule voix. Remarquable comme le fut à sa sortie, en 2008, le Lumières et Esclavage de l’historien Jean Ehrard, ce livre épais, mais onéreux, mérite qu’on casse sa tirelire comme on le ferait pour un bon vin : c’est assurément un ouvrage « de garde ».