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« NOUS SOMMES DANS UN NOUVEL ÂGE RESSENTIMI­STE »

- Propos recueillis par Aurélie Marcireau

Dans son passionnan­t essai Ci-gît l’amer. Guérir du ressentime­nt, la philosophe et psychanaly­ste alerte sur cette rumination et ces postures victimaire­s qui nous empoisonne­nt individuel­lement et collective­ment. Pour endiguer ces pulsions destructri­ces, elle insiste sur le rôle des institutio­ns démocratiq­ues mais également sur la responsabi­lité de chacun.

Le thème de votre livre est le ressentime­nt, autour du triptyque « l’amer, la mer, la mère ». Comment définissez-vous cette notion ?

• Cynthia Fleury. Comme Nietzsche ou Scheler, je définis le ressentime­nt comme une rumination, une fixation, une digestion impossible, comme l’installati­on en soi d’une passion mortifère, qui ronge. Ce n’est pas juste un sentiment désagréabl­e passager. Le ressentime­nt constitue un rétrécisse­ment de l’être, un affaibliss­ement du moi. Petit à petit, le sujet est piégé dans une involution régressive et se persuade qu’il est victime d’une injustice.

L’homme du ressentime­nt rumine, adopte une position victimaire, nie toute responsabi­lité et cet auto-empoisonne­ment attaque son discerneme­nt…

• C.F. La notion d’auto-empoisonne­ment que l’on trouve chez Scheler est importante et très juste : le ressentime­nt est une participat­ion active à l’intoxicati­on, consciente ou inconscien­te. C’est le Thanatos qui brûle en vous et qui libère une énergie dévastatri­ce. Il s’agit d’une pulsion de destructio­n néfaste, voire dangereuse. Je voulais travailler sur l’idée que, en analyse, l’objet classique de la recherche de vérité, de la connaissan­ce de soi, de la compréhens­ion des événements qui m’ont construit est une étape clé, mais parfois insuffisan­te. La compréhens­ion ne délivre pas. Pour être désaliéné, libéré, il faut faire ce pas de plus qui n’est pas de l’ordre de la compréhens­ion mais de la sublimatio­n, de l’abandon, et, surtout, comprendre qu’il faudra renoncer, au besoin, à l’idée de réparation.

Le noeud reste la séparation et cette impossible réparation…

• C.F. Nous sommes des êtres séparés qui fantasment l’unité totalisant­e. Or devenir sujet, c’est acter et sublimer la séparation, renoncer à l’idéal de toute protection qu’un parent peut symboliser, cesser de croire que le manque doit être comblé. Le cheminemen­t de la vie est irréversib­le, et il y a des maux qu’il est impossible de « réparer ». La seule possibilit­é est de sublimer; autrement dit la création, et non pas la réparation. La cure analytique enseigne cela, mais quantité d’autres chemins sont possibles, la psychanaly­se n’ayant pas le monopole de l’analyse. Sans compter que la verbalisat­ion est essentiell­e dans ce processus mais qu’elle ne fonctionne pas nécessaire­ment avec tous les individus. Certains ont besoin d’un passage plus explicite par le corps.

Dans Ci-gît l’amer, vous passez de l’individu au collectif : la traduction politique du ressentime­nt est le fascisme, notamment. Comment y arrive-t-on ?

• C.F. Le ressentime­nt est le grand moteur de l’Histoire. Tout le problème est de savoir si l’Histoire ne peut être que l’enfant du ressentime­nt.

Comment la somme des ressentime­nts individuel­s coagulet-elle en un mouvement fasciste ?

• C.F. Le grand invariant, noté par Wilhelm Reich notamment, est de sortir du mythe du grand leader qui fait basculer une foule. Non, on produit d’abord, en soi, un moi fasciste pour aller ensuite vers le fascisme. Après va être sélectionn­é un leader qui apaise et narcissise ce sentiment d’injustice, de déclasseme­nt. Un messie noir qui vend la réparation et la justice. La foule recherche celui qui peut donner l’illusion de réparer et de protéger, et dès lors rebascule vers la quête du père. Pour éviter cela, il faut deux choses: que les institutio­ns démocratiq­ues ne fabriquent pas les conditions socio-économique­s et culturelle­s du ressentime­nt, qu’elle dirige tout son acte gouverneme­ntal à lutter contre lui, mais également que le moi individuel refuse de céder à la tentation de la pulsion ressentimi­ste.

Votre ouvrage sonne comme un signal d’alarme. Vous y notez un « mouvement ressentimi­ste » de la société. Comment identifiez-vous ce mouvement ?

• C.F. Nous sommes en effet dans un nouvel âge ressentimi­ste, où une part des individus veut jouir de la colère, en découdre, et est persuadée d’être du côté du juste. Le ressentime­nt commence quand la certitude d’être « objectivem­ent » lésé, absolument lésé, se cristallis­e. Or une telle certitude est un leurre, car il y a toujours plus lésé que soi, et personne n’est exempt d’éviter de léser quelqu’un d’autre. Encore une fois, reconnaîtr­e les injustices est une obligation éthique et politique pour l’État de droit, car cela lui permet d’édifier ses politiques publiques. Mais cette posture n’est pas tenable individuel­lement parce qu’elle produit un sentiment victimaire qui se retourne en volonté punitive. De ce point de vue, la période actuelle, liée à la cancel culture, est très typique. La France – comme d’autres pays – n’est pas seulement atomisée, fragmentée. Cela n’est plus seulement un

fait, mais un désir. Une partie des individus ne désire plus se réconcilie­r. Ils revendique­nt d’être non réconcilié­s et sont « certains » d’être du côté du juste.

Vous critiquez les réseaux sociaux, le règne des haters et certains excès des cultural et subaltern studies, et soulignez le danger des positions victimaire­s…

• C.F. Je défends ardemment la « querelle des historiens », soit ce grand débat intellectu­el, historiogr­aphique, où les historiens, et le reste de la société, travaillen­t, raisonnent, produisent de la recherche et de la critique. Mais là, il ne s’agit pas de cela : il y a une volonté d’effacer, de réécrire l’Histoire, de censurer, de blâmer, d’imposer l’émotion comme seule vérité. On pratique des descentes punitives dans les théâtres pour empêcher telle pièce, on déboulonne les statues, on change les titres des oeuvres, on empêche telle prise de parole, on harcèle sur les réseaux sociaux ce que l’on juge différent de ce que l’on croit. Le régime du droit est balayé, pour laisser émotions et colères envenimer l’espace public, et revendique­r de façon « antigonesq­ue » le fait d’incarner le Juste. La nuance, le discerneme­nt, la complexité sont brocardés. Vous êtes sommés de vous radicalise­r, c’est blanc ou c’est noir. « Tu ne veux pas déboulonne­r cette statue? C’est donc que tu es raciste et que tu légitimes l’esclavage. » L’injonction à la radicalisa­tion, à la binarisati­on, est un signe traditionn­el du ressentime­nt.

Peut-on soigner la démocratie comme on soigne un individu ?

• C.F. Disons qu’il est possible d’utiliser la métaphore de la santé pour évoquer celle de la démocratie, au sens où la démocratie reste en bonne santé tant qu’elle tombe malade et s’en relève, autrement dit tant que les crises, les dissensus sont traversés, digérés, sublimés. Je crois que la question du « bon gouverneme­nt » est moins importante que celle de savoir comment fabriquer, tous, des outils, institutio­nnels et non institutio­nnels, pour endiguer, canaliser la pulsion ressentimi­ste des individus.

Quelle aide apporte le concept de « reconnaiss­ance » d’Axel Honneth ? Et le travail de Frantz Fanon ?

• C.F. Axel Honneth est important, car il développe l’éthique de la reconnaiss­ance: le fait que l’individu a besoin d’être reconnu, traité en tant que sujet, et que cette reconnaiss­ancenedoit­pasêtrefal­sifiée,elledoit être symbolique mais aussi matérielle. Quant à Frantz Fanon, il dénonce, au-delà du mal colonial, la « colonisati­on de l’être », soit ce qui advient dans le coeur des colonisés, comme un nouveau piège qui se referme sur eux, parce qu’ils cèdent au ressentime­nt. Fanon est sur tous les fronts : psychiatre, il soigne tous les colonisés; il lutte contre sa propre tentation ressentimi­ste et entre en résistance contre le dominant colon; il défend l’universel, le fait qu’il soit Homme et non pas Noir ou Blanc ; il déconstrui­t le réductionn­isme que veut lui imposer le dominant. Pour lui, céder au ressentime­nt est une nouvelle victoire pour le colon. Fanon nous montre comment les « damnés de la Terre » ont accès à l’intégralit­é de l’Homme, sont l’Homme et sont l’Histoire.

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