PARLEZ-VOUS « FRANBANAIS » ?
Depuis le début de la crise consécutive à l’explosion survenue à Beyrouth en août, les Libanais sont nombreux à témoigner en français dans les médias, rappelant leur relation particulière avec la langue de Molière. État des lieux.
« Une nation perd son âme. » En 2018, un article de L’Orient-Le Jour,
quotidien francophone de Beyrouth, désignait par ces mots dramatiques la perte de vitesse du français au Liban, au profit de l’anglais. Son auteur fustigeait l’inaction des élites francophones du pays. Or, affirmait-il, « la francophonie est un esprit, une façon d’être, un élément fondamental de la spécificité du Liban ».
La menace est-elle réelle ?
Certes, déplore L’Orient-Le Jour, le « tink you » remplace de plus en plus souvent le « mércé » dans les quartiers populaires de la capitale. Et, de la maternelle au secondaire, l’anglais gagne du terrain comme langue étrangère choisie dans les écoles publiques. Mais le français est compris et parlé par plus de la moitié de la population. Mieux, le Liban est le pays qui compte le plus d’élèves francophones inscrits dans le réseau scolaire agréé par la France (ils sont 60000). Si le sujet passionne et divise les foules, c’est qu’il est indémêlable de l’histoire passionnée des relations franco-libanaises.
DÉJÀ PRÉSENT SOUS LA DOMINATION OTTOMANE
Ces liens ne seraient pas nés, comme le raconte la légende, au temps des Croisades, avec la fameuse lettre de Saint Louis « à l’émir des maronites du mont Liban ». Déjà présent sous la domination ottomane, où il est diffusé par les missionnaires chrétiens majoritairement français et fait figure de langue de la modernité, le français gagne du terrain en 1845 avec la constitution d’une alliance politique entre l’élite maronite et la droite catholique française, puis en 1920, quand le Liban est placé sous mandat français. En 1943, l’indépendance accentue une représentation communautaire du pays avec les musulmans d’un côté, notamment sunnites, et les chrétiens de l’autre, surtout maronites. Les deux groupes peinent à se mettre d’accord sur un pacte national. Comme le soulignait Mona Makki dans le numéro que la revue Hérodote consacrait en 2007 à la « Géopolitique de la langue française », celle-ci est alors instrumentalisée : pour les nationalistes arabes, elle serait l’outil d’un pouvoir néocolonialiste tourné vers l’Occident ; pour les élites politiques chrétiennes, elle est la langue de la spécificité culturelle des Libanais ainsi que de la France, mère patrie protectrice des chrétiens libanais.
Ces deux visions caricaturales masquent la vraie particularité du Liban : la coexistence de l’arabe, langue maternelle de 95 % de la population, et du français. Ce bilinguisme appelé « franbanais », s’il est peu répandu dans les zones rurales, dépasse désormais les clivages confessionnels et sociaux. Ainsi que le souligne l’historien Henry Laurens dans un entretien accordé au Monde en août dernier, l’amitié entre Rafic Hariri et Jacques Chirac dans les années 1990-2000 a rallié les sunnites à l’influence française. Et les musulmans, notamment chiites, émigrés après l’indépendance en Afrique de l’Ouest francophone, ont largement contribué au rayonnement du Liban au sein de l’Organisation internationale de la francophonie. Le Liban fut d’ailleurs, en 2002, le premier pays arabe à accueillir un Sommet de la francophonie.
Aujourd’hui, nombreux sont les étudiants libanais à opter pour le bilinguisme arabe-français, conscients que la maîtrise de la langue de Molière les démarque dans la région de leurs camarades syriens ou irakiens, majoritairement anglophones. Ainsi, la plupart des Libanais vivent aujourd’hui dans un trilinguisme heureux, et il n’est pas rare d’entendre dans les rues de Beyrouth une phrase commencée en arabe, poursuivie en anglais et conclue en français.