CHRONOS CONTRE LA FÉE CLOCHETTE
Les personnages de Rien pour demain s’affranchissent des époques. Ils disparaissent, reviennent, se rencontrent. Certains sont de pures créations, d’autres des figures historiques, des penseurs, des artistes. Le réel et l’imaginaire fluctuent, se croisent, conversent, rien ne presse, tout se tresse, tout viendra. C’est la définition d’une tapisserie, c’est-à-dire d’un vrai livre. C’est aussi la définition du temps, sujet de l’ouvrage. Bruno Remaury livre ici une méditation raffinée sur la bataille que l’homme moderne, pauvre lapin muni de sa montre à gousset, entreprend contre l’éternel retour des choses.
La bataille est mythologique. D’un côté Chronos, le dieu du temps qui entraîne les hommes à la mort, mais enjoint chaque génération à reprendre la valse, immuablement stable. De l’autre, notre modernité qui veut abolir la fluctuation des heures et proclame sottement la perpétuelle jeunesse pour se maintenir sur la fine pointe de l’instant, quitte à accepter une vie d’employé d’usine, suant sa stérilité sur le bord de l’abîme. D’un côté, le temps circulaire : Monet peignant le même nénuphar, les moines psalmodiant le même introït, Pénélope revenant au même ouvrage. De l’autre, la démence des futuristes, les obus de 1914 battant la mesure de l’enfer, et Peter Pan, pauvre éternel enfant, éternellement condamné à n’être jamais autre chose que lui-même.
Bruno Remaury décrit (avec cette même science de l’entremêlement de l’imaginaire et du documentaire qu’il avait exprimée dans son précédent essai, Le Monde horizontal) la grande rupture anthropologique du rapport au temps. Soudain, les Modernes s’aperçurent qu’ils avaient un compte à régler avec Chronos et qu’il fallait « l’empoigner aux épaules et le secouer ». Remaury ne désigne pas une date précise de ce grand chambardement. Après tout, on aurait pu remonter au néolithique, à Copernic ou à Magellan. Mais il identifie quelques-uns des responsables qui ont précipité Chronos à terre. Parmi eux, il y a un astronome qui découvre un jour que les étoiles explosent.
Rien n’est donc fixe, rien ne saurait durer! Ni les astres ni les civilisations. Les hommes sortent à ce moment-là de « la ronde sans cesse recommencée des jours et des saisons, de l’alternance du labeur, des fêtes, de la prière ».
Un physicien nommé Eddington affirme en 1927 que le temps possède « une propriété unidirectionnelle ». Le temps serait donc une flèche ! Non plus « un élément fixe et immuable, mais une chose qui pouvait varier et avec laquelle l’on pouvait jouer ». Et la modernité va se charger de jouer ! Commencent alors les temps de la robotisation de l’homme et de la civilisation horlogère.
La guerre de 1914 broie les hommes avec des méthodes de métronome. Les cadences des usines achèvent le travail des tranchées. La communication prend le relais avec son hachoir mental. C’est le triomphe de l’obsolescence et de l’efficacité. C’est la folie, la fête, la foule, la machine, l’instant, le tic-tac, la modernité en somme, cette rencontre de la montre-bracelet et de l’économie compétitive. Et la démence culmine avec Internet dans le wonderland
cauchemardesque de l’instantané. « Ainsi c’est cela, le temps moderne, un présent permanent qui a oublié la notion de recommencements pour se transformer en une suite ininterrompue d’instants, un temps dans lequel nous sommes tout entiers occupés à cultiver l’oubli et, tel le lapin blanc, à courir plus vite afin de nous maintenir sous le jour permanent de l’événement. »
Ô ! Paradoxe des âmes modernes qui appellent de leurs voeux ce progrès dont elles n’auront de cesse ensuite que de combattre les effets. Il y a un antidote : lire les longues phrases alluviales de Remaury. Lentement, bien entendu. Et recommencer.