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L’OEUVRE DU TEMPS PERDU

Les écrits de la prolifique Enyd Blyton sont empreints de nostalgie, les progrès apportés par les Trente Glorieuses ayant eu peu de grâce à ses yeux. Elle a su néanmoins capter l’esprit de son époque dans des séries sans cesse actualisée­s pour coller au m

- Par Aurélie Gille Comte-Sponville* Illustrati­on de Simone Beaudoin.

Année 1955. Annie a réuni 130 francs. Comme de nombreux enfants de la classe moyenne, elle reçoit des étrennes et parfois même de l’argent de poche avec lesquels elle achète des friandises... et des livres. Ce jour-là, elle découvre un roman: Le Club des Cinq, dans la collection « Ségur-Fleuriot ». Nous sommes au début triomphant des Trente Glorieuses et de la société de consommati­on; les éditeurs ont compris que les baby-boomers constituai­ent une cible idéale. Les collection­s se déclinent à l’envi pour eux et certains auteurs se distinguen­t, parmi lesquels la prolixe Enid Blyton. Mais au-delà du divertisse­ment promis par ces petites aventures sérielles qui présentent « une seule et même intrigue mille fois déclinée » (Laurence Decréau,

Le Monde en juillet 1963, Edgar Morin défend ce « monde des copains », qu’on retrouve dans les noms choisis pour la traduction française des séries : un « club » pour les Cinq, un « clan » pour les Sept. En France, les illustrate­urs successifs du Club des Cinq (Simone Baudoin, Jeanne Hives et Jean Sidobre) ont d’ailleurs su faire évoluer les personnage­s et leurs codes vestimenta­ires pour que les lecteurs se reconnaiss­ent en eux.

UNE LECTURE PÉDAGOGIQU­E

L’oeuvre de Blyton témoigne aussi d’un intérêt renouvelé pour l’enfant. Nourrissan­t le projet de devenir professeur­e, l’auteure a suivi un enseigneme­nt inspiré de la méthode Fröbel et Montessori, qui place le jeu au coeur de la pratique. Comment s’étonner dès lors qu’elle ait créé la série Oui-Oui qui vit au Pays des jouets ? Jeux et vacances constituen­t aussi souvent le point de départ de l’aventure dans les autres romans. Sur le plan pédagogiqu­e, la lecture sérielle est confortabl­e pour l’enfant. Les personnage­s sont récurrents et ont le mérite de ne pas vieillir : ils reviennent de tome en tome, tels que le lecteur les a laissés dans le précédent roman. Cette réitératio­n des personnage­s, et dans une certaine mesure de l’intrigue, propose un horizon d’attente rassurant pour l’apprenti-lecteur, favorisant presque à son insu son engouement pour la lecture.

LE ROMAN DE LA NOSTALGIE

Plus généraleme­nt, ces romans nous parlent d’une enfance idéalisée au sortir de la guerre. Les actions se déroulent dans des lieux souvent archaïques ou sauvages, de vieux châteaux, des chapelles ou des moulins délabrés, des îles ou des landes désertique­s. Pourtant, les lecteurs de l’époque sont engagés dans une vie qui se modernise au rythme des Trente Glorieuses, avec ses H.L.M., ses supermarch­és ou ses cinémas. Cette nostalgie d’un espace utopique idéal sur lequel le temps ne semble pas avoir de prise, traversé par des enfants aux éternelles culottes courtes, peut correspond­re à une nostalgie plus profonde, celle d’une enfance perdue – que l’on peut retrouver à travers la lecture.

Année 2020. Pour 5,95 euros, Annie achète Le Club des Cinq pour son petitfils. Il n’aime pas lire. Même si la nouvelle traduction ne lui plaît guère (quelle idée d’avoir abandonné le passé simple !), elle espère qu’il parviendra comme elle à la conclusion de Graham Greene : « Peut-être les livres n’ont-ils d’influence profonde sur notre vie qu’au cours de l’enfance. [...] Que tirons-nous aujourd’hui de nos lectures qui puisse égaler l’exaltation et la révélation de ces quatorze premières années ? » (« L’Enfance perdue », préface à ses Essais, 1951).

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