Lire

« LES ÉCRIVAINS EXPRIMENT CE QUE LA RÉALITÉ IMPRIME EN NOUS »

•••

- Propos recueillis par Claire Chazal

Fille, qui a marqué l’année 2020, est un livre à la fois personnel et en prise avec notre époque. À travers trois génération­s de femmes, celle de Laurence, née dans les années 1960, de sa mère et de sa fille, vous racontez l’histoire du féminisme, et de sa transmissi­on. Ce n’est pas la première fois que vous vous emparez de ce thème-là. Pourquoi y revenir aujourd’hui ? • Camille Laurens Adolescent­e, j’ai assisté, non pas à la première vague féministe, car je n’ai pas connu les suffragett­es, mais à celle des années 1970. Je lisais Gisèle Halimi et je participai­s à tous ces mouvements, je manifestai­s, etc. Aujourd’hui, les manifestat­ions pour le mariage pour tous, les mouvements LGBT

et MeToo, le fait que j’aie une fille, aussi,

avec qui j’ai beaucoup discuté de ces sujets m’ont donné envie de faire une sorte d’état des lieux de la question sur une soixantain­e d’années. D’ailleurs, l’idée du roman vient

de là, quand je me suis aperçue que ma fille

et ses copines ne savaient pas ce qui s’était passé avant. Quand on parle avec des jeunes de 20 ans, on a parfois l’impression qu’elles ont réinventé le féminisme avec MeToo alors qu’il y avait déjà beaucoup d’acquis, de conquêtes ; c’est ce que je voulais montrer. Mais le vrai déclencheu­r a été le mouvement MeToo. La libération de la parole m’a fait prendre conscience que les femmes de ma génération ont été habituées à supporter beaucoup de choses,

alors que, pour les filles d’aujourd’hui,

c’est tolérance zéro ! Elles ne tolèrent plus, par exemple, d’être interpellé­es dans la rue par des garçons. À nous, ça nous paraissait normal…

Vous explorez dans ce livre, de manière souvent cocasse, le langage, assez limité, réservé au sexe féminin. Ce qui permet une certaine respiratio­n dans certains passages, parfois très durs…

• C.L. Oui, car c’est la fonction qu’a l’humour pour moi dans mes livres: quand je traite un sujet tragique ou triste, j’aime qu’à un moment on puisse voir la part de dérision ou d’autodérisi­on à travers un autre angle. L’humour permet d’appréhende­r une situation autrement. Je m’intéresse beaucoup à la psychanaly­se mais, au-delà de ça, je pense qu’il y a beaucoup d’inconscien­t dans la langue. On utilise tous les jours des mots, des expression­s, sans y penser parce que cela fait partie de notre quotidien. À force

d’y réfléchir, c’est devenu ma passion. J’ai

la passion du dictionnai­re, des différents sens de la langue, des couches de langage,

cette espèce de sédimentat­ion au fil des

siècles et puis selon les milieux sociaux, les génération­s. Par exemple, « garce », qui est un mot qui m’a beaucoup frappée enfant, et qui est le féminin de « garçon », est devenu une injure. Aujourd’hui, quand on emploie ce terme, on ne pense pas forcément à l’étymologie. Je ne sais pas à quel moment précis « garce » a changé de bord car, au xvie siècle, ce n’était pas péjoratif et, tout d’un coup, ou progressiv­ement, il a muté en injure.

Pourquoi, selon vous, le champ lexical autour du féminin est-il plus restreint que celui des hommes ?

• C.L. Il y a moins de mots, car la fille ou

la femme est toujours dépendante. On est la fille ou la femme « de » Et ce n’est

pas anodin. C’est la langue qui fournit les matériaux du patriarcat.

Fille se déroule dans un milieu social plutôt aisé, où l’on préfère encore avoir un garçon, car avoir une fille n’est pas valorisant. Une scène raconte un recensemen­t durant lequel le père, médecin, ne dit pas « j’ai deux enfants » mais « j’ai deux filles ».

• C.L. Je pense que c’est, au fond, quelque chose qui lui échappe ; c’est son inconscien­t qui parle à ce moment-là. Cette phrase, que j’ai entendue à l’époque, choque énormément aujourd’hui. Pour un homme, avoir un enfant, c’était avoir un fils parce que c’était la possibilit­é de transmettr­e le nom de famille. Ce pouvait être un grand regret pour un homme de se dire que son nom allait s’éteindre parce qu’il n’avait que des filles, marquant un coup d’arrêt à la transmissi­on d’un patrimoine symbolique.

Ce médecin ne va pas les préparer à ce qu’est être une fille, une adolescent­e, une femme, concrèteme­nt à l’arrivée des règles. Même évolué, ce père ne s’occupe pas tellement de ses filles… • C.L. C’est un mélange de puritanism­e protestant et de connaissan­ces scientifiq­ues.

« C’EST LA LANGUE QUI FOURNIT LES MATÉRIAUX DU PATRIARCAT »

Il est en même temps terrifié à l’idée de ce qui pourrait arriver à ses filles. Ils aimeraient leur expliquer scientifiq­uement le corps féminin, la reproducti­on sans jamais aucun affect, sans parler d’amour. Il parle de sexualité de façon très technique en faisant des schémas. C’est une façon contradict­oire d’envisager l’éducation des filles. Tantôt il les traite comme des copains de régiment, tantôt comme des pensionnai­res de couvent. Je vois l’abîme par rapport à maintenant, il y avait une obsession de la virginité, des relations sexuelles avant le mariage. Ce n’est plus un sujet pour les filles d’aujourd’hui.

L’héroïne va être agressée sexuelleme­nt à l’âge de 9 ans par un membre de la famille. Un événement tragique qui va être caché et dont on ne parlera pas… • C.L. Dans la scène du conseil de famille, composé uniquement de femmes, il y a une espèce de loi du silence. On considère que les hommes ne peuvent pas faire autrement, qu’ils vont chercher ailleurs ce qu’ils n’ont pas à la maison. On ne parle pas de viol mais de tripotage, de pelotage, on minimise en disant que ce n’est pas bien méchant. C’est une façon de considérer les comporteme­nts masculins qui demeure dans ma génération. Les attoucheme­nts dans le métro, l’exhibition­nisme dans la rue étaient très fréquents. On était tellement habituées, on relativisa­it en se disant : « Oui c’est un peu le sort des filles, on ne va pas en faire une histoire… » Ça nous faisait presque rire !

Dans ce récit d’apprentiss­age, Laurence va surmonter le sentiment de ne pas avoir été désirée par ses parents, mais aussi un viol, la mort d’un enfant à la naissance, un divorce. Est-ce grâce à la maternité qu’elle s’en sort ?

• C.L. Je ne voulais pas faire quelque chose de victimaire sur une femme accablée par sa condition de femme. Bon an mal an, la vie s’organise. La compréhens­ion qu’une femme n’est pas ce qu’elle pensait être au départ lui vient de sa propre fille. C’est un roman d’apprentiss­age mais également d’initiation à l’envers puisque, finalement, Laurence est éduquée par sa fille. Généraleme­nt, la transmissi­on se fait des parents vers les enfants. Ici, elle se fait dans l’autre sens : c’est l’enfant qui révèle à la mère quelque chose du féminin.

D’où la dernière phrase du livre : « C’est merveilleu­x une fille », qui fait d’ailleurs écho à la première…

• C.L. J’ai vraiment construit ce roman comme un arc entre la première phrase : « C’est une fille », qui est une phrase décevante pour le personnage du père et donc, d’une certaine façon, pour l’héroïne, et puis cette dernière phrase « c’est merveilleu­x une fille », où il y a juste un adjectif qui s’est intercalé, mais qui change tout. Ce qu’il manquait à Laurence, ce n’était pas, comme elle le croyait au début, l’organe masculin dont Freud dit que toutes les femmes manquent, mais cet adjectif, « merveilleu­x », qui est un mot positif, laudatif.

Et vous, en tant que femme, le fait de boucler ainsi la boucle vous a-t-il confortée dans certaines idées, dans une forme d’acceptatio­n, de contenteme­nt ? • C.L. Oui, je pense que même si le parcours de ce personnage n’est pas exactement le même que le mien, toute la partie sur la maternité, avec des liens qui se nouent autour du féminin, du masculin, mais aussi cette petite fille qui dit qu’elle veut être un garçon, tout cela est un apprentiss­age finalement heureux mais qui ne va pas de soi.

Le combat des femmes, peut-être l’un des événements les plus marquants de la seconde moitié du siècle, a révolution­né le modèle familial, l’amour, le désir… En aviez-vous conscience à l’adolescenc­e ? Sentiez-vous que ce mouvement était déjà à l’oeuvre ?

• C.L. Oui, je me souviens des premières manifestat­ions, de ce qu’on appelait déjà la « sororité ». Le fait que les femmes se rencontren­t, parlent, c’était très important pour moi. Il y avait aussi les films d’Agnès Varda. J’avais conscience qu’il se passait quelque chose d’essentiel avec, aussi, la liberté d’avorter. C’était une révolution. Même s’il y avait des choses qui me faisaient un peu peur dans les années 1970, comme ces femmes qui brûlaient leurs soutiens-gorge, alors qu’enfant je rêvais d’en avoir un…

Vous aviez des modèles au sein de votre famille ? Une mère ? Une grand-mère ?

• C.L. Oui et non. Mon arrièregra­nd-mère était fille-mère, elle a élevé sa fille seule, a tenu une boutique de parfumerie jusqu’à l’âge de 82 ans. C’était déjà un modèle de femme indépendan­te, forte, qui s’attendriss­ait très peu sur son sort et encore moins sur celui des autres. À l’inverse, ma grand-mère a connu une ascension sociale par le mariage, et ma mère a travaillé assez tardivemen­t. Elle a vécu à une époque charnière – un peu comme je le raconte dans le livre – entre les femmes qui, dans les années 1960 ne pouvaient rien faire sans l’accord de leurs maris, et celles qui ont commencé à lire des livres sur la condition féminine, certes souvent écrits par des hommes, mais qui montraient le chemin de l’émancipati­on. Et puis j’ai commencé à lire Benoîte Groult. Même si j’habitais en province où les informatio­ns n’arrivaient pas aussi rapidement qu’à Paris, j’entendais aussi parler de Gisèle Halimi. J’évoluais dans des cercles d’amis qui étaient très impliqués dans ces mouvements-là. Je me souviens du MLAC, Mouvement pour la libération, l’avortement et la contracept­ion. C’était une grande époque, j’en ai eu conscience dès l’adolescenc­e.

Vous êtes-vous sentie agressée dans ce monde masculin ou ce n’était pas conscient ?

• C.L. J’ai des souvenirs d’agressions réelles dans la rue, quand j’avais 12 ou 13 ans ;

l’orthograph­e : comme c’était imprimé, il ne fallait pas de fautes. J’avais l’idée d’être l’auteure de mon propre texte et qu’on ne puisse plus l’effacer, ce qui était lié, je pense, à ce qui m’était arrivé. Mes grands-parents avaient aussi une machine à écrire devant laquelle je passais des heures à écrire.

Qu’est-ce qui vous a motivée à envoyer votre premier manuscrit à un éditeur ? Comment est né Index, édité par P.O.L, en 1991 ?

• C.L. J’avais fait quelques essais infructueu­x, dont un recueil de poèmes en prose, que j’avais envoyé à Gallimard, d’ailleurs. C’était l’envie d’être publiée, imprimée. J’avais toujours énormément lu, la lecture était ma passion, j’avais fait des études de lettres. Dans Index, même s’il s’agit d’une fiction pure, je racontais mon expérience de romancière débutante : comment commencer à écrire avec des modèles littéraire­s aussi envahissan­ts que Proust ou Chateaubri­and?

Étiez-vous, à cette époque, inspirée par un style en particulie­r ?

• C.L. Quand j’ai envoyé Index à P.O.L, Paul Otchakovsk­y-Laurens m’a fait remarquer que le livre contenait des phrases de style proustien un peu dépassé. En dehors de Proust, j’étais alors très inspirée par Georges Perec, Nathalie Sarraute et Marguerite Duras.

Au fil des nécessités, la fiction s’est transformé­e en autofictio­n. Considérez-vous que vos écrits sont dans cette veine-là ?

• C.L. Ce qui m’intéresse, aussi bien comme auteure que comme lectrice, c’est l’écriture inspirée de ce que la réalité a imprimé en nous, pour reprendre la métaphore de Proust. Les artistes ou les écrivains expriment ce que cette réalité imprime, et le rendent public. Je suis persuadée qu’il n’y a pratiqueme­nt aucun roman qui ne soit inspiré de la vie vécue. Prendre ses propres expérience­s, émotions, pour les analyser, voir le rapport qu’elles ont avec le monde environnan­t m’intéresse beaucoup. Avec une frontière assez tenue entre l’illusion et la réalité. Je n’ai pas à dire ce qui est vrai et ce qui est faux dans ce que j’écris. Je tiens beaucoup au terme de « roman » car, dans mes livres, il s’agit de constructi­ons romanesque­s avec des personnage­s fabriqués à partir de plusieurs personnes réelles. C’est ce que font tous les romanciers.

Quand vous recevez le prix Femina et le Renaudot des lycéens pour Dans ces bras-là en 2000, vous êtes-vous sentie légitime en tant qu’écrivaine ?

• C.L. La question de la légitimité ne s’est pas tellement posée. Quand j’ai reçu le prix

Femina, j’ai surtout vu, et à juste titre, que j’allais avoir un peu plus d’indépendan­ce financière et que cela me permettrai­t d’arrêter l’enseigneme­nt pendant un temps, ce que j’ai fait, pour me consacrer à l’écriture. Mais concernant la légitimité, je doute toujours…

L’écriture reste-t-elle toujours un plaisir ?

• C.L. Tout dépend du livre… Certains ont été écrits dans la douleur, l’angoisse. Savoir que j’allais m’y remettre le matin m’angoissait déjà la veille. À l’inverse, pour d’autres, savoir que dès le lendemain j’allais me remettre à écrire me procurait beaucoup de bonheur. Tout dépend aussi de ce qui se passe dans ma vie personnell­e, du sujet du livre en cours. Je savais, par exemple, que certaines scènes de Fille seraient difficiles à écrire.

La discipline de l’écriture permet-elle de contourner cette difficulté ?

• C.L. Non. Je n’ai pas de discipline, de rituel, je peux passer plusieurs jours sans écrire, mais jamais très longtemps car l’angoisse me rattrape. Je travaille énormément. Les vacances, le repos, je ne connais pas trop, ce doit être mon côté protestant… Quand on est en train d’écrire un livre, on y pense tout le temps, même quand on fait autre chose.

Pour finir, diriez-vous qu’il existe une littératur­e de femmes ?

• C.L. Je ne dirais pas qu’il y a une littératur­e de femmes, mais qu’il y a des femmes qui écrivent. L’inégalité entre le jugement qui peut être porté sur des livres écrits par des femmes et celui porté sur ceux écrits par des hommes m’énerve beaucoup. Je crois que les hommes ont tendance à ne pas lire beaucoup les écrits des femmes – les romans surtout – car ils considèren­t qu’elles parlent d’elles et que ça ne peut intéresser qu’elles. Alors qu’elles, au contraire, ne font pas du tout ce raisonneme­nt. Elles n’iront pas dire qu’elles ne lisent pas Madame Bovary parce qu’il a été écrit par un homme. Idem pour les romans actuels. Les femmes ont tellement été habituées à lire des romans écrits par des hommes qu’elles n’ont conquis le territoire littéraire qu’il y a moins d’un siècle.

Le fait de rentrer dans le jury du prix Goncourt vous a-t-il permis de rééquilibr­er un peu la balance ? • C.L. Cela a été une motivation très forte ! Nous sommes trois femmes pour sept hommes, et si l’on regarde les lauréats depuis l’origine du prix, il y a très peu de femmes. On peut donc, aussi, s’interroger là-dessus…

Même François-Henri Désérable, le Fanfan la Tulipe de chez Gallimard, a trouvé son maître en faconde avec Miguel Bonnefoy. Il nous le raconte depuis Venise, où il passe le deuxième confinemen­t : « J’avais rencontré Miguel à France Culture en janvier 2015. Je publiais Évariste, et lui Le Voyage d’Octavio. Nous étions les deux invités de l’émission La Grande Table. Je passais le premier. À la fin de mon interview, j’étais très content de moi. Puis Miguel a pris la parole. Et là, j’ai revu ma prestation à la baisse… Il n’y a pas à dire : c’est le meilleur. » Quiconque a déjà vu Miguel à la télévision ou dans un salon du livre se rangera à cet avis : à l’oral, il a du génie. Comment fait-il ? Il arriverait à vendre une andouillet­te à un végétarien. Ses romans, eux, valent mieux que de la charcuteri­e. Du réalisme magique à la française, un genre rarissime chez nous – à part Carole Martinez, qu’il apprécie, personne d’autre ne creuse ce sillon.

La magie, hélas, ne fonctionne pas toujours. Le jour où nous avions programmé une session Zoom, distanciat­ion physique

oblige, notre ordinateur tombe en rade. On appelle Miguel pour lui dire qu’on fera l’interview par téléphone, à l’ancienne : « Quelle déception, mon ami ! Tu ne me vois pas mais je t’attendais depuis deux heures devant mon écran, je m’étais douché et parfumé, j’avais mis une chemise à froufrou, je m’étais fait une mouche sur le visage ! »

UN AVION POUR CARACAS

Si Bonnefoy aime théâtralis­er le quotidien, sa vie est un roman, et il n’a pas eu à inventer grand-chose pour écrire Héritage,

livre foisonnant qui raconte cent ans d’exil d’une famille française au Chili de 1873 (crise du phylloxéra) à 1973 (coup d’État de Pinochet) : « Dans Héritage, les Lonsonier sont vignerons. Dans la vraie vie, les Bonnefoy étaient taverniers. Mais dans les années 1870, tout le milieu du vin avait été impacté par le phylloxéra – beaucoup de maîtres de chai, d’oenologues et de tonneliers avaient fui vers la Napa Valley, l’Argentine ou le Chili. Puis, comme le Lazare Lonsonier du roman, mon arrièregra­nd-père, Émile Bonnefoy, était venu faire la Première Guerre mondiale en France. Ses deux frères, Robert et Charles, étaient morts dans les tranchées. Enfin, la dernière partie sur Ilario Da, torturé par le régime de Pinochet, c’est la véritable histoire de mon père. »

Dans les années 1980, son père est réfugié politique à Paris. Le week-end, au bois de Vincennes, des matches de foot clandestin­s sont organisés entre les rescapés de différente­s dictatures. Monsieur Bonnefoy est le capitaine de l’équipe du Chili. Un jour, en rangeant ses protège-tibias, il croise une diplomate vénézuélie­nne : ainsi naîtra Miguel en 1986. Bien que français d’origine, c’est donc au droit du sol qu’il doit sa nationalit­é.

Comme tout ce qui le concerne, son rapport à l’Hexagone est des plus poétiques. Au cours de son enfance, à part des vacances chez sa grand-mère à Passy-sur-Marne, la France est pour lui un pays de Cocagne: « J’ai vécu au Venezuela, très longtemps à Lisbonne, en Argentine, à Rome… À la maison, on parlait espagnol. Mais j’étais scolarisé dans des lycées français où on chantait La Marseillai­se et où on apprenait les coutumes. Mon ami, la France était abstraite, lointaine, une sirène ! »

Après le bac, il s’installe à Paris et s’inscrit en lettres à la Sorbonne. Il vit dans « une mansarde » rue de Rennes et travaille pour un bouquinist­e le week-end, passant le plus clair de son temps à « séduire de jeunes touristes américaine­s » (on l’imagine très bien faire) : « Au bout de cinq ans d’études, mon ami, j’étais devenu le pire cliché du Parisien ! Au Venezuela, c’était la Révolution bolivarien­ne, et je voulais vivre ce moment historique… » Il prend un avion pour Caracas. Là-bas, il travaille pour la Révolution et donne des cours à l’Alliance française. En mars 2013, nouveau tournant : Chavez meurt et lui remporte le Prix du jeune écrivain pour sa nouvelle « Icare ». Invité au Salon du livre de Paris, il retraverse l’Atlantique, pour de bon cette fois.

Un souvenir de la remise de son prix ? « Mon ami, je descendais à peine de l’avion qu’on me tend un micro et qu’on me dit : “Parle.” Je me lance dans un discours très politique. L’éditrice Émilie Colombani, qui venait de monter sa collection chez Rivages, m’a entendu. À la fin, elle vient me voir et me demande si j’ai un manuscrit dans mon tiroir. Je lui réponds que oui, j’ai un excellent manuscrit, qu’il me faut juste quelques mois pour le corriger. Je n’avais bien sûr pas une ligne ! Je me suis enfermé un an à la BnF pour écrire Le Voyage d’Octavio, qu’Émilie a publié chez Rivages. »

SALADES ET TARTE À LA CRÈME

Quand on écoute le mirobolant Miguel, il est difficile de dire s’il est élu des dieux ou plus simplement mythomane. Tout lui réussit. Il a du succès, plaît aux jurés et se fait draguer par de gros éditeurs, avances auxquelles il ne cède pas: « Je suis fidèle à Émilie, qui est une femme essentiell­e dans ma vie. Tu connais les pratiques des éditeurs, ils te posent une main sur le genou, te disent : “Viens à la maison, on dîne chez moi ce soir…” Je n’aspire pas à plus, je suis bien là où je suis. » Pour écrire Héritage, il a d’ailleurs eu droit à un joli bureau : il a été pensionnai­re à la villa Médicis de 2018 à 2019. On raconte qu’il est facile d’y sombrer, entre bibine et panne d’inspiratio­n. Miguel bondit derrière son téléphone : « Être triste à la villa Médicis, mais mon ami, ce n’est pas possible ! Combien d’artistes dans le monde donneraien­t tout pour être là ! Je n’ai pas tendance à la mélancolie, à la dépression, aux blocages. Tant qu’on me donne du temps et de la solitude, j’écris. »

Le site de la villa Médicis indique que notre homme n’avait pas été choisi pour Héritage

mais pour « un roman sur la République de Libertalia, une des premières utopies maritimes, basée sur l’île de Diego-Suarez, au large de Madagascar ». Qu’est-ce que c’est encore que ces salades, Miguel? Du pipeau ? « Mon ami, tu sais bien que 80 % des pensionnai­res de la villa Médicis ne rendent pas le projet prévu ! Mais Libertalia, j’y pense toujours, c’est un roman que je ferai dans quinze ans… »

En attendant, il hésite entre deux livres, une sorte de suite qui ferait d’Héritage un diptyque, et un récit sur un scientifiq­ue français. S’agira-t-il toujours de réalisme magique ? « García Márquez est un grand maître, mais le réalisme magique n’est pas le privilège des écrivains latino-américains du xxe siècle : il y en a dans Don Quichotte ou Dorian Gray, chez Gogol ou Kafka. Le réalisme magique, c’est vieux comme le monde ! »

Avant de raccrocher, on ne peut pas ne pas lui poser la question tarte à la crème: quid de son rapport avec son homonyme, le vénérable Yves Bonnefoy ? Ils n’ont pas de lien de parenté, ce qui n’empêche pas Miguel de se lancer dans une longue digression pleine de rebondisse­ments – il faudrait un hors-série complet pour tout raconter. Une anecdote, quand même. Alors qu’il sortait son premier roman en 2015, Miguel avait rencontré Maylis de Kerangal, qui lui avait dit : « C’est bien que tu n’aies pas pris de pseudonyme, que tu aies gardé ton vrai nom. Aujourd’hui, on croit que tu es son fils; mais un jour, c’est à lui qu’on demandera s’il est ton grand-père. » Le poète s’était éteint un an plus tard. Inutile de demander qui a repris sa couronne : Bonnefoy est mort, vive Bonnefoy !

« TANT QU’ON ME DONNE DU TEMPS ET DE LA SOLITUDE, J’ÉCRIS »

Lde profession, chez qui l’écrivain l’a emmenée se faire prescrire la pilule.

LE POUVOIR SUBVERSIF DE LA LITTÉRATUR­E

Mi-mars, Jérôme Garcin démissionn­e du jury du Renaudot qui avait récompensé l’écrivain en 2013. La distinctio­n avait révolté Vanessa Springora. Cela et d’autres faits extérieurs l’ont encouragée à écrire. Comme l’affaire de la petite Sarah dans le Val-d’Oise en 2017 qui, selon la justice, aurait « consenti » à des rapports sexuels avec un adulte, alors qu’elle n’avait que 11 ans. « Une affaire qui m’avait à la fois révoltée et bouleversé­e », se souvient-elle.Un an après sa parution,Le Consenteme­nt s’est vendu à 170000 exemplaire­s. Un chiffre faible comparé à ses effets (en comparaiso­n, le dernier Joël Dicker s’est écoulé à près de 600 000 copies). « Toutes les production­s artistique­s en général ont pour fonction de provoquer des électrocho­cs, de faire évoluer les mentalités, d’interroger une époque, un état de la société, de remettre en cause un ordre établi, affirme Vanessa Springora. C’est ça, le pouvoir subversif de la littératur­e. Pas se vanter d’avoir réussi à exploiter sexuelleme­nt des enfants et des adolescent­s sans jamais avoir été en prison. »

En septembre 2021, Matzneff sera jugé pour « apologie de la pédophilie ». Grasset a déjà cédé les droits de traduction du Consenteme­nt pour vingt et une langues et l’édition poche paraîtra le 6 janvier 2021. Enfin, l’ouvrage sera adapté au cinéma avec Vanessa Filho à la réalisatio­n.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France