DES NOUVELLES D’AILLEURS
Hors de nos frontières, les histoires courtes ont le vent en poupe. Trois recueils se sont distingués cette année, ciselés par le brillant talent des Américaines Lionel Shriver et Ottessa Moshfegh et de la Polonaise Olga Tokarczuk.
La nouvelle continue de traîner chez nous une réputation de format mineur, ce qui n’empêche pas que le genre se porte bien. Les étrangers n’ont pas les mêmes préventions à son encontre, notamment outre-Atlantique, où la nouvelle occupe une place de choix dans les revues et les ateliers de nature-writing. On se rattrape néanmoins en France où parmi les trois recueils très remarqués en cette année 2020 figurent ceux des Américaines Lionel Shriver et Ottessa Moshfegh, ainsi que les Histoires bizarroïdes de la Polonaise Olga Tokarczuk.
LES PLAISIRS DU TEXTE BREF
Connue pour ses romans, Lionel Shriver prouve que les écrivains habitués aux formats longs peuvent s’adonner avec succès aux plaisirs du texte bref (ou moyen, avec les novellas, ce format intermédiaire d’une centaine de pages). Le titre du recueil, Propriétés privées, renvoie à l’omniprésence dans le livre des problèmes immobiliers, loyers qui flambent, maisons qui se déglinguent, voisins qui rendent fous ; il aurait pu s’intituler aussi « Familles dysfonctionnelles » car les textes évoquent souvent les rapports pèrefils, mari-épouse, parents-enfants. L’une des meilleures nouvelles raconte justement les efforts désespérés d’un couple pour faire déguerpir le Tanguy qui leur sert de fils, pur spécimen de la génération Y, mou, geignard, flegmatique, accroché au nid comme une moule à son rocher. Le titre de la nouvelle est un gag en soi : « Terrorisme domestique » ! Le style de Shriver est incroyablement percutant, avec un talent singulier pour donner du relief aux phrases et faire ressortir le comique des situations au moyen d’un simple adverbe. Voici un client qui découvre sa chambre avec la directrice de l’hôtel : « Une fraction de seconde trop tard, il se rendit compte qu’il était censé exprimer son enthousiasme. “C’est génial”, dit-il consciencieusement. Quand il devint évident qu’elle en attendait davantage, il enjoliva : “Vraiment, vraiment génial” »…
UN HUMOUR SARDONIQUE
À l’instar de sa prestigieuse aînée, l’auteure américaine Ottessa Moshfegh, qui vit à Boston, a commencé par publier deux romans avant d’expérimenter la nouvelle. Dans Nostalgie d’un autre monde, elle met en scène une galerie de personnages qui évoquent le titre d’un film de Scola : affreux, sales et méchants ! Tous sont des ratés, des crapules, des cyniques, résignés à laisser voir le fond boueux de leur âme. Prenez cette prof de lycée incompétente, tellement larguée qu’elle n’essaye même plus de donner le change ; quand ses élèves l’ennuient, elle leur sert des monologues délirants sur des sujets inappropriés.
La plupart des gens ont essayé la sodomie, leur disais-je.
«PROPRIÉTÉS PRIVÉES (BELFOND)
NOSTALGIE D’UN AUTRE MONDE (FAYARD)
HISTOIRES BIZARROÏDES (NOIR SUR BLANC)
Et un jour, le diable dénommé Wotan débarqua dans la Moscou de Staline coiffé d’une casquette de jockey afin de réaffirmer l’existence de Jésus, perturber la vie d’une importante association d’écrivains officiels et de restaurer les amours du maître, écrivain malheureux, et de sa Marguerite. Rédigé douze ans durant par un Boulgakov en disgrâce, Le Maître et Marguerite est un classique de la littérature russe, absolument dépourvu d’académisme, comme le souligne avec raison André Markowicz dans la préface à cette nouvelle traduction. Et pour cause: le livre mêle Jésus (pardon, « Ieshoua ») aux baba-yagas de la tradition russe, les motifs faustiens aux réalités soviétiques, et transforme satan (avec une minuscule, comme l’écrit Markowicz et comme cela se faisait au temps de l’URSS athée) en semeur de troubles et de problèmes moraux bienvenus, dans l’austère réalité soviétique.
Mais voilà, comme l’explique Markowicz, les russophones ne lisent pas tout à fait le même livre: l’oeuvre de Boulgakov est truffée d’allusions à la littérature russe et de jeux sur les noms qui n’apparaissaient, dans les traductions précédentes, que sous forme de notes en bas de page. La traduction les replace dans le texte. Avec son acolyte, Françoise Morvan, il a aussi reproduit les répétitions et les curiosités de ponctuation propres à l’auteur, comme il l’avait fait naguère en retraduisant Dostoïevski. Cette nouvelle version donne une bonne raison de se replonger dans le foisonnement coloré et minutieusement composé de ce roman sans pareil, qui vous fera regarder Ponce Pilate, les chats noirs et les tramways d’une tout autre façon.
LE MAÎTRE ET MARGUERITE MIKHAÏL BOULGAKOV (INCULTE)