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La vie en rouge

En cette veille de confinemen­t automnal, la très talentueus­e illustratr­ice nous reçoit pour parler d’un lapin et de John Steinbeck. Le premier s’appelle Jacominus, le second a écrit Des souris et des hommes, dont elle a sublimé le texte.

- Éric Libiot Photos Éric Garault pour Lire Magazine littéraire

Un bol de pelures de crayons. Une assiette de peinture sèche. Un Mickey sous cloche. Des sacoches de la guerre 14-18 d’un arrièregra­nd-père parti au front à cheval. Et mille autres objets exposés par grand vent dans l’appartemen­t de Rébecca Dautremer. Le café est servi par Monsieur dans des tasses voyageuses venant de tous les coins du monde visités. Il y a des tableaux au mur, mais il ne reste pas beaucoup de mur, sur la table de la cuisine s’étale un long dessin pour un leporello, dont on saura bientôt ce qu’il fait là, et sur le frigo est aimanté le programme du cinéma quotidien que s’imposait la famille lors du premier confinemen­t…

« Oui, la baraque est un peu pleine », lance Rébecca Dautremer en souriant. « Pourtant, j’aime le vide même si ça ne se voit pas au premier coup d’oeil. La semaine prochaine, je vais faire un grand rangement. » Hélas, on ne pourra pas aller vérifier cette promesse faite la veille de la fermeture des portes ; pas si sûr qu’elle soit tenue… Mais ce débordemen­t d’objets, qu’on suppose décoratifs autant qu’affectifs, va bien à cette artiste dont l’imaginaire illustré marie des lapins vêtus de gilet vert en tricot, des belles au bois dormant et des monstres aimables vivant dans des livres aux formes singulière­s.

Dernier en date: Des souris et des hommes de John Steinbeck, illustré par ses soins, quatre cent vingt pages magnifique­s qui portent le texte autant que le dessin – davantage le dessin, en fait. L’atelier de la créatrice, qui manie aussi le coupe-papier et le pinceau car elle fait tout de A à Z et même un peu plus, est niché à l’étage. « Je peux travailler n’importe où mais ici je suis bien. Je n’ai pas besoin de regarder tous les objets qui y sont, cette photo de ma grand-mère ou ces grandes lettres d’imprimerie piquées aux “Arts Déco”, car je sais qu’ils sont là. Cet atelier est aussi ma maison, ce qui est pratique car ma vie et mon travail sont étroitemen­t mêlés. J’ai travaillé sept jours sur sept, pendant des mois, sur Des souris et des hommes. Clouée à ma table quatre-vingt-seize heures par semaine. Les illustrate­urs et les dessinateu­rs sont tout le temps confinés. »

Il faut imaginer Rébecca Dautremer concentrée devant son écran d’ordinateur, là où s’ébauche un travail à venir, oeuvrant dans un silence total pour mettre en forme toutes

Déco », s’y est formée à la photo mais pas à l’illustrati­on, genre méprisé par les professeur­s d’alors, mais puisqu’elle a commencé à gagner sa vie grâce à son crayon en dessinant des « trucs modestes comme des albums à colorier », elle y est restée. Et a bien fait.

TOUJOURS CRAYON À LA MAIN

Ses livres ont peu à peu fait parler d’eux: L’Amoureux, Soie, et Les Riches Heures de Jacominus Gainsborou­gh, dont le héros lapin au gilet vert est devenu fétiche. Il est d’ailleurs le personnage d’une idée en plein bouillonne­ment au crayonné visible sur la table de la cuisine : une fresque de 3 mètres, un seul long dessin en une image et une seule histoire. Rébecca prévoit un an de boulot. Et un autre pour une fresque façon Brueghel qu’il faudra regarder en détail pour y déceler toutes les péripéties. Et donc, en 2023, elle s’attaquera à un roman graphique, toujours avec Jacominus, toujours crayon à la main, mais aussi, et c’est nouveau, en utilisant ses phrases et ses mots pour écrire toute l’histoire. Rébecca Dautremer par Rébecca Dautremer en quelque sorte. Ça lui ira très bien.

Lascience-fiction française n’a pas dit son dernier mot, loin de là ! Un an après Les Furtifs (La Volte, 2019) d’Alain Damasio (qui signe l’excellente postface de l’album), c’est au tour de la bande dessinée de rendre hommage au genre – et de la plus belle des manières – avec Carbone & Silicium.

À travers l’histoire de deux androïdes se cherchant aux quatre coins du monde pendant près deux cents ans, Mathieu Bablet dessine une fresque à la fois philosophi­que, métaphysiq­ue mais également politique sur la condition humaine. Suivre des robots pour parler de l’Homme? C’est le sublime paradoxe de cet album, véritable travail d’orfèvre multiplian­t les moments de grâce à travers des cases d’une beauté époustoufl­ante, un peu comme si Isaac Asimov avait rencontré Terrence Malick à un drôle d’affluent.

DE LA SF CONTEMPLAT­IVE

Charriant tout un pan de l’histoire de la science-fiction, Carbone & Silicium sonne autant comme un cri d’amour au genre que comme un glaçant cri d’alarme, nous décrivant une humanité allant inlassable­ment vers sa perte.

Mais au-delà de ses illustres références et de la portée symbolique de son titre l’album subjugue par son incroyable richesse thématique et graphique. Déjà auteur de l’excellent Shangri-La (Ankama, 2016), Mathieu Bablet peut s’enorgueill­ir de signer ici l’une des oeuvres les plus ambitieuse­s et denses de l’année, creusant ses obsessions pour mieux les sublimer, comme si son goût pour la SF contemplat­ive trouvait là sa plus belle illustrati­on. Tour à tour émouvant, effrayant ou tout simplement beau, ce superbe album interpelle par son côté très prophétiqu­e mais surtout par la profonde humanité qui s’en dégage. À la fois histoires d’amour et d’amitié, Carbone & Silicium est un véritable diamant brut.

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