LE SACRE DES IDENTITÉS
Le débat dit « identitaire » prend une tournure de plus en plus fermée et conflictuelle, certains allant jusqu’à évoquer le spectre d’une guerre civile. Et si réexaminer la notion même d’« identité », avec ses équivoques et ses pièges, permettait d’y voir
Dans les années 1980, le thème de l’identité occupait une place marginale dans notre discours politique. La question n’était pas inconnue, mais elle butait sur des réflexes historiques et idéologiques. L’idée d’une « identité de la France », que le dernier ouvrage posthume de Braudel avait remise en 1986 sur le tapis, était jugée, d’une façon générale, dangereuse, car pouvant réarmer les nationalismes. Et, face aux problèmes engendrés par la coexistence avec ceux qu’on appelait encore des « immigrés », de première ou de seconde génération, une certaine présence du marxisme dans les esprits amenait à privilégier les causes et les réponses d’ordre économique et social. Sur ce point, le maître mot s’énonçait « intégration », même s’il passait par les voies opposées, pour les uns de l’assimilation, pour les autres du métissage.
Cette époque paraît révolue. Chacun s’accroche aujourd’hui à son identité, réelle ou fantasmée, « islamique », non ou anti-telle, « de souche », ainsi de suite. Les positions, de part et d’autre, en bref s’exacerbent et se raidissent. L’enjeu des identités et de leur reconnaissance tend à évincer tous les autres. Et le thème se décline presque à l’infini. Après les identités culturelles, ethniques et religieuses, place à celles liées aux pratiques sexuelles, au genre, au physique, etc. Et on en voit désormais partout, dans les quartiers, les arts, la cuisine même ! Une extension du terme qui fait qu’on ne sait plus trop ce qu’il recouvre. Surtout, les tensions qui surgissent de cette floraison d’identités en tout genre semblent n’avoir pas de solutions, hors d’un choc frontal entre elles et d’une « archipellisation » de nos sociétés.
UN CONCEPT D’UNE COMPLEXITÉ REDOUTABLE
Dans ces conditions, il peut s’avérer utile de faire retour à la notion abstraite d’identité, afin d’en examiner les difficultés de définition, d’application et les contradictions qu’elles génèrent. C’est le parti qu’ont pris les auteurs d’un Dictionnaire encyclopédique sur le sujet, dont les entrées ne se limitent pas au domaine politique – celui-ci est même quasi absent –, mais font le point sur les significations et les usages de l’idée en philosophie, en psychologie, dans les sciences, la biologie, la littérature, etc.
Sous son apparente clarté, le concept d’identité est d’une complexité redoutable. Il s’entend en plusieurs sens, comme ce qui identifie, individualise ou qualifie un objet ou un être – une ambivalence qui prête aux malentendus. Et il s’est construit dans deux domaines où ses attendus diffèrent. Sa première source est notre logique. L’identité en fonde le premier principe, selon lequel une entité A est identique à elle-même : A = A. Mais qu’advient-il lorsque cet objet ou cet être évolue tout en restant pour notre perception et/ou dans sa dénomination identique ? Les penseurs de l’Antiquité prenaient l’exemple du bateau de Thésée : après avoir servi à ce dernier pour son expédition contre le Minotaure, il est demeuré plusieurs siècles à quai dans le port d’Athènes. On a donc dû en remplacer peu à peu, à des fins d’entretien, toutes les pièces. Ce navire est-il resté le même ou devenu au final un autre ? C’est la question que soulève, par exemple, l’idée d’« identité nationale ». Toute culture est vivante, se renouvelle sans cesse. Comment, dès lors, rendre compte du fait qu’elle puisse conserver avec le temps son identité au sens plein du terme ? Il y a des façons de surmonter cet embarras. On peut recourir à l’idée d’une « substance » ou « essence », à la manière d’un substrat stable de cette identité, sur laquelle se greffent des « accidents » qui la modifient sans la transformer de manière fondamentale. Mais cette solution suppose des jugements qui menacent de ruiner l’objectivité du concept d’« identité », et donc son utilité. On peut aussi raisonner par degrés :
les objets, dont on assure qu’ils ont une identité, l’auraient plus ou moins. Mais à quoi bon, alors, en maintenir l’idée ?
À ces questions épineuses se rajoutent celles provenant de sa seconde source, la psychologie. Dans ce domaine, l’impulsion est venue de la notion récente de « crise d’identité ». Chaque individu traverse des phases où il se sent perdu car devant s’adapter à un état de choses inédit pour lui et dont il ne possède pas les codes. C’est le cas, notamment, lors de l’adolescence. Or l’idée d’identité qui en résulte a des liens de ressemblance mais aussi de dissemblance avec celle venue de la logique. On parle bien également ici d’équivalence de l’individu à soi, mais ce dernier soi est une représentation subjective, qui ne coïncide pas forcément avec sa réalité. Faudrait-il donc, dans le champ politique, parler de sentiment d’appartenance plus que d’identité strictement dite ? Cela change tout, car le premier est plastique, non la seconde. Et vient une autre interrogation : le passage d’une identité du niveau individuel à un niveau collectif est-il neutre, ou bouleverse-t-il son mode de fonctionnement ?
UNE APPROCHE PLUS APPROPRIÉE DE LA QUESTION
Où mène donc ce raisonnement tournant ? Il permet d’éliminer de fausses solutions. Le cliché contemporain des « identités plurielles » que posséderait chacun allège la question, mais au prix d’un flou problématique. De même, la critique de l’« essentialisation » des identités, de leur caractère posé comme fixe, est pertinente. Sauf qu’elle ne sert à rien si elle ne s’accompagne pas de la proposition d’une voie d’approche plus appropriée de la question. Le Dictionnaire encyclopédique en indique une, mais qu’il faut chercher dans plusieurs notules. Dans celles traitant de la physique quantique, les auteurs rappellent ainsi que les particules élémentaires n’ont, contrairement aux atomes, plus de propriétés bien définies à tout moment. Celles-ci dépendent de l’observation qu’on en fait ; et, collectivement, certaines de ces particules sont « indiscernables » – comme si elles n’avaient d’identité voire d’existence que face à d’autres ! Une nature « relationnelle » que confirment, selon le sociologue Cyril Lemieux, les sciences sociales. À rebours d’un certain kantisme, les identités individuelles ne sont pas « autoréférentielles », créées en toute liberté par des sujets autonomes, mais sociales et se structurant, par mimétisme ou par réaction, en lien avec celles qui les environnent. Le maître d’oeuvre de la partie philosophique du livre, Vincent Descombes, semble écarter cette autre logique de l’identité, qui a, elle aussi, ses contradictions potentielles. Voilà pourtant une piste qui mériterait d’être creusée. Sous ce regard, il est regrettable que ce dictionnaire ne comporte pas d’entrée sur la logique ou, plutôt, les logiques possibles. En adopter une autre, moins strictement binaire que la nôtre, pourrait aider à forger un nouveau cadre intellectuel à la question et, à partir de lui, une alternative viable à l’affrontement programmé mortifère des identités entre elles. Comme on dit, le pire n’est jamais sûr. Mais un effort d’imagination est parfois nécessaire pour qu’il ne le devienne pas.
CULTURELLES, ETHNIQUES, RELIGIEUSES, SEXUELLES… ELLES SE DÉCLINENT PRESQUE À L’INFINI
L’IDENTITÉ, POUR QUOI FAIRE ?, JEAN BIRNBAUM (DIR.), 240 P., GALLIMARD/FOLIO ESSAIS, 7,50 €