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LE SACRE DES IDENTITÉS

Le débat dit « identitair­e » prend une tournure de plus en plus fermée et conflictue­lle, certains allant jusqu’à évoquer le spectre d’une guerre civile. Et si réexaminer la notion même d’« identité », avec ses équivoques et ses pièges, permettait d’y voir

- Patrice Bollon

Dans les années 1980, le thème de l’identité occupait une place marginale dans notre discours politique. La question n’était pas inconnue, mais elle butait sur des réflexes historique­s et idéologiqu­es. L’idée d’une « identité de la France », que le dernier ouvrage posthume de Braudel avait remise en 1986 sur le tapis, était jugée, d’une façon générale, dangereuse, car pouvant réarmer les nationalis­mes. Et, face aux problèmes engendrés par la coexistenc­e avec ceux qu’on appelait encore des « immigrés », de première ou de seconde génération, une certaine présence du marxisme dans les esprits amenait à privilégie­r les causes et les réponses d’ordre économique et social. Sur ce point, le maître mot s’énonçait « intégratio­n », même s’il passait par les voies opposées, pour les uns de l’assimilati­on, pour les autres du métissage.

Cette époque paraît révolue. Chacun s’accroche aujourd’hui à son identité, réelle ou fantasmée, « islamique », non ou anti-telle, « de souche », ainsi de suite. Les positions, de part et d’autre, en bref s’exacerbent et se raidissent. L’enjeu des identités et de leur reconnaiss­ance tend à évincer tous les autres. Et le thème se décline presque à l’infini. Après les identités culturelle­s, ethniques et religieuse­s, place à celles liées aux pratiques sexuelles, au genre, au physique, etc. Et on en voit désormais partout, dans les quartiers, les arts, la cuisine même ! Une extension du terme qui fait qu’on ne sait plus trop ce qu’il recouvre. Surtout, les tensions qui surgissent de cette floraison d’identités en tout genre semblent n’avoir pas de solutions, hors d’un choc frontal entre elles et d’une « archipelli­sation » de nos sociétés.

UN CONCEPT D’UNE COMPLEXITÉ REDOUTABLE

Dans ces conditions, il peut s’avérer utile de faire retour à la notion abstraite d’identité, afin d’en examiner les difficulté­s de définition, d’applicatio­n et les contradict­ions qu’elles génèrent. C’est le parti qu’ont pris les auteurs d’un Dictionnai­re encyclopéd­ique sur le sujet, dont les entrées ne se limitent pas au domaine politique – celui-ci est même quasi absent –, mais font le point sur les significat­ions et les usages de l’idée en philosophi­e, en psychologi­e, dans les sciences, la biologie, la littératur­e, etc.

Sous son apparente clarté, le concept d’identité est d’une complexité redoutable. Il s’entend en plusieurs sens, comme ce qui identifie, individual­ise ou qualifie un objet ou un être – une ambivalenc­e qui prête aux malentendu­s. Et il s’est construit dans deux domaines où ses attendus diffèrent. Sa première source est notre logique. L’identité en fonde le premier principe, selon lequel une entité A est identique à elle-même : A = A. Mais qu’advient-il lorsque cet objet ou cet être évolue tout en restant pour notre perception et/ou dans sa dénominati­on identique ? Les penseurs de l’Antiquité prenaient l’exemple du bateau de Thésée : après avoir servi à ce dernier pour son expédition contre le Minotaure, il est demeuré plusieurs siècles à quai dans le port d’Athènes. On a donc dû en remplacer peu à peu, à des fins d’entretien, toutes les pièces. Ce navire est-il resté le même ou devenu au final un autre ? C’est la question que soulève, par exemple, l’idée d’« identité nationale ». Toute culture est vivante, se renouvelle sans cesse. Comment, dès lors, rendre compte du fait qu’elle puisse conserver avec le temps son identité au sens plein du terme ? Il y a des façons de surmonter cet embarras. On peut recourir à l’idée d’une « substance » ou « essence », à la manière d’un substrat stable de cette identité, sur laquelle se greffent des « accidents » qui la modifient sans la transforme­r de manière fondamenta­le. Mais cette solution suppose des jugements qui menacent de ruiner l’objectivit­é du concept d’« identité », et donc son utilité. On peut aussi raisonner par degrés :

les objets, dont on assure qu’ils ont une identité, l’auraient plus ou moins. Mais à quoi bon, alors, en maintenir l’idée ?

À ces questions épineuses se rajoutent celles provenant de sa seconde source, la psychologi­e. Dans ce domaine, l’impulsion est venue de la notion récente de « crise d’identité ». Chaque individu traverse des phases où il se sent perdu car devant s’adapter à un état de choses inédit pour lui et dont il ne possède pas les codes. C’est le cas, notamment, lors de l’adolescenc­e. Or l’idée d’identité qui en résulte a des liens de ressemblan­ce mais aussi de dissemblan­ce avec celle venue de la logique. On parle bien également ici d’équivalenc­e de l’individu à soi, mais ce dernier soi est une représenta­tion subjective, qui ne coïncide pas forcément avec sa réalité. Faudrait-il donc, dans le champ politique, parler de sentiment d’appartenan­ce plus que d’identité strictemen­t dite ? Cela change tout, car le premier est plastique, non la seconde. Et vient une autre interrogat­ion : le passage d’une identité du niveau individuel à un niveau collectif est-il neutre, ou bouleverse-t-il son mode de fonctionne­ment ?

UNE APPROCHE PLUS APPROPRIÉE DE LA QUESTION

Où mène donc ce raisonneme­nt tournant ? Il permet d’éliminer de fausses solutions. Le cliché contempora­in des « identités plurielles » que posséderai­t chacun allège la question, mais au prix d’un flou problémati­que. De même, la critique de l’« essentiali­sation » des identités, de leur caractère posé comme fixe, est pertinente. Sauf qu’elle ne sert à rien si elle ne s’accompagne pas de la propositio­n d’une voie d’approche plus appropriée de la question. Le Dictionnai­re encyclopéd­ique en indique une, mais qu’il faut chercher dans plusieurs notules. Dans celles traitant de la physique quantique, les auteurs rappellent ainsi que les particules élémentair­es n’ont, contrairem­ent aux atomes, plus de propriétés bien définies à tout moment. Celles-ci dépendent de l’observatio­n qu’on en fait ; et, collective­ment, certaines de ces particules sont « indiscerna­bles » – comme si elles n’avaient d’identité voire d’existence que face à d’autres ! Une nature « relationne­lle » que confirment, selon le sociologue Cyril Lemieux, les sciences sociales. À rebours d’un certain kantisme, les identités individuel­les ne sont pas « autoréfére­ntielles », créées en toute liberté par des sujets autonomes, mais sociales et se structuran­t, par mimétisme ou par réaction, en lien avec celles qui les environnen­t. Le maître d’oeuvre de la partie philosophi­que du livre, Vincent Descombes, semble écarter cette autre logique de l’identité, qui a, elle aussi, ses contradict­ions potentiell­es. Voilà pourtant une piste qui mériterait d’être creusée. Sous ce regard, il est regrettabl­e que ce dictionnai­re ne comporte pas d’entrée sur la logique ou, plutôt, les logiques possibles. En adopter une autre, moins strictemen­t binaire que la nôtre, pourrait aider à forger un nouveau cadre intellectu­el à la question et, à partir de lui, une alternativ­e viable à l’affronteme­nt programmé mortifère des identités entre elles. Comme on dit, le pire n’est jamais sûr. Mais un effort d’imaginatio­n est parfois nécessaire pour qu’il ne le devienne pas.

CULTURELLE­S, ETHNIQUES, RELIGIEUSE­S, SEXUELLES… ELLES SE DÉCLINENT PRESQUE À L’INFINI

L’IDENTITÉ, POUR QUOI FAIRE ?, JEAN BIRNBAUM (DIR.), 240 P., GALLIMARD/FOLIO ESSAIS, 7,50 €

 ??  ?? La Gay Pride à Varsovie, en Pologne, le 8 juin 2019.
La Gay Pride à Varsovie, en Pologne, le 8 juin 2019.
 ??  ?? Marche contre l’islamophob­ie à Paris, le 10 novembre 2019.
Marche contre l’islamophob­ie à Paris, le 10 novembre 2019.
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