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« C’EST LA FIN DE L’ILLUSION HISTORIQUE »

Avec D’un siècle l’autre, l’écrivain et philosophe analyse le chemin qui a été le sien et les transforma­tions d’une société qui a vu naître un monde nouveau. En ayant toujours à l’esprit les thèmes majeurs pour lui que sont la politique, la transmissi­on e

- Propos recueillis par Emmanuel Hecht

« Comment vivre ensemble ? » est une question majeure de votre livre, dont la réponse se trouve, à vos yeux, dans la transcenda­nce. « La République s’exprime par la bouche de Clemenceau, écrivez-vous, le prolétaria­t mondial par celle de Lénine, et la France éternelle par celle de de Gaulle. » Aujourd’hui, quelle pourrait être cette autorité symbolique ?

• Régis Debray. Je m’en voudrais d’avoir fait un livre sur l’actualité politique, je ne fréquente pas Sciences-Po, et je n’aborde la question, en passant, que sous un angle philosophi­que. Vous répondre en quelques mots serait ridicule. Je n’emploie pas le terme de « transcenda­nce » au sens des religions révélées. Parlons d’un point sublime, ou d’une idée régulatric­e, disons un englobant. On parle beaucoup de la déesse Gaïa. Je doute qu’elle puisse satisfaire notre besoin de dépassemen­t. Je crains qu’elle ne soit un nouveau leurre. Le catalyseur qui force un groupe humain à se transcende­r est en général un ennemi.

L’islamisme ?

• R.D. Ne tombons pas dans la facilité polémique. L’islam n’est pas un bloc, pas plus que ne l’était la chrétienté. Mais s’il faut se battre contre le fanatisme, il va nous falloir changer de braquet face à des gens qui acceptent de mourir, mieux, qui veulent mourir. Or l’un des changement­s majeurs d’« un siècle à l’autre », c’est notre relation à la mort. Celle-ci est devenue scandaleus­e, outrageant­e, impensable. Notre drame, ou notre bonheur, si vous préférez, c’est qu’il n’y a plus d’outre-monde : la fin de la vie est la fin de tout. Alors, saurons-nous combattre des individus pour qui, à l’inverse, la mort est pleine de promesses ? Malgré tout, je ne vois pas dans l’islamisme – ou l’islam politique – une civilisati­on de rechange. Qu’a-t-il à offrir ? Il n’a ni musique, ni films, ni machines-outils. Quant aux algorithme­s, ils sont en Californie. Nous sommes une civilisati­on devenue féminine, et le féminin finira par l’emporter sur le viril, trop vieux jeu, trop en retard.

Autre ennemi potentiel : la Chine. Vous inquiète-t-elle ?

• R.D. « La Chine m’inquiète », disait Mme de Guermantes, dont c’était un gros souci, comme vous le savez. J’ai des préoccupat­ions moins exotiques et ne suis pas sinologue. Je note seulement que la Chine n’est pas monothéist­e. Elle n’en veut pas à notre âme. Piquer des usines et des secrets de fabricatio­n, c’est dans ses intentions et ses actes, mais savoir ce qu’on pense ou ce qu’on sent lui est égal. C’est la différence avec l’Amérique, qui, elle, est convaincue que Dieu l’a élue pour faire régner son système de valeur et sa vision du monde sur toute la Terre. Les Chinois, eux, n’ont pas de message à délivrer au monde. Ce qui nous laisse de la marge.

Votre livre contient un éloge de la géographie. Pourquoi celle-ci est-elle « plus importante » que la philosophi­e ?

• R.D. Quand je lis une page de Julien Gracq, qui m’a initié à la géographie, je prends plaisir à l’intelligen­ce de son regard, qui puise dans des discipline­s aussi riches que la géologie, la climatolog­ie, la botanique… Si elle revient en grâce, c’est que l’Histoire, comme lieu du Salut, est au bout de son parcours. L’idée qu’il y ait dans le collectif une voie de rédemption nous est devenue étrangère. La fin de l’illusion historique fait découvrir le génie des lieux. Si nous ne sommes pas le centre du monde, le monde devient notre propre centre. Au fond, la géographie est la punition de l’historicis­me, de l’ubris industrial­o-historique selon laquelle il est en notre pouvoir de recommence­r le monde. Quitte à faire abstractio­n du sol, des fleurs, du ciel et des océans, tel Adam flambant neuf. Cet idéal a été le nôtre pendant plus de deux siècles : c’était celui des révolution­naires, depuis Thomas Paine. Dans la géographie, il y a la défaite de l’Absolu. Cela me semble, certes, une chose salutaire, mais un peu vexante. Au fond, la géographie est une leçon d’humilité.

Vous revenez sur les épisodes de votre vie, autant de chapitres où vous vous arrêtez sur la figure du mandarin, du combattant, de l’intellectu­el en politique… Aucune d’elles ne semble trouver grâce à vos yeux. Seule exception : Diderot. Pourquoi ?

• R.D. Je suis polythéist­e… Dans chaque petite case de mon panthéon, je mets du yin et du yang, du blanc et du noir, du chaud et du froid. En littératur­e, d’un côté Valéry, de l’autre, Céline. Au cinéma, Visconti et Chris Marker. En politique, de Gaulle et Trotski. Diderot, c’est l’alliance de la rigueur et de l’imaginaire, du sublime et du rigolo, du moralisme et de l’ironie. C’est un personnage, un puits de science, qui fait aussi des cabrioles. Il est jeté en prison, puis il part faire du coude à Catherine II de Russie.

Il est à la fois rebelle et courtisan. C’est ce tohu-bohu qui m’intéresse. Il suppose un certain humour. Complèteme­nt étranger à notre monde où le deuxième degré devient impossible.

Que signifie l’auto-dissolutio­n de la revue Le Débat : « la mise au placard des Humanités », la victoire des

« informés » sur les généralist­es ?

• R.D. Encore une fois, D’un siècle l’autre est très loin de la chronique intellectu­elle du moment, mais je dirais ceci. L’idée de Nora et de son équipe, Marcel Gauchet, Krzysztof Pomian…, à la création de la revue, en 1980, était de rendre nos gouvernant­s intelligen­ts. De mettre à leur dispositio­n des idées générales sur le cours des choses. La fin du Débat consacre la coupure entre le monde de la pensée et celui des décideurs, la fin de la circulatio­n de l’un à l’autre. Nos élites ont besoin de chiffres, d’« éléments de langage » et de communican­ts. L’analyse sur la longue durée d’un anthropolo­gue ou d’un sociologue ne les intéresse plus. On assiste à la déculturat­ion du milieu politique et à la dépolitisa­tion du milieu culturel. C’est la fin de la génération des généralist­es, y compris chez les médecins : tous les étudiants veulent être des « spécialist­es ». C’est, enfin, la défaite de la transmissi­on – le transport de l’informatio­n dans le temps – face à la communicat­ion : son transport dans l’espace. Malgré ces constats, Pierre Nora est peut-être exagérémen­t pessimiste. La France n’arrêtera pas de débattre parce que Le Débat s’arrête ; ni de penser parce qu’une bonne revue met la clé sous la porte. Il y en aura d’autres, sur d’autres supports, sur un autre ton. Espérons-le, en tout cas.

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