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AUX ORIGINES DE LA RECONNAISS­ANCE

Le grand philosophe et sociologue allemand, chantre depuis des décennies du concept de reconnaiss­ance, revient dans son dernier livre sur les origines de cette idée, aujourd’hui essentiell­e au débat philosophi­que et politique.

- Jean Montenot

Sans doute parce que l’enseigneme­nt de la philosophi­e s’y est développé en opposition à cette discipline, l’histoire des idées n’a pas bonne presse en France. C’est pourtant à cet exercice périlleux que se livre Axel Honneth, dernier grand représenta­nt de la théorie critique de l’École de Francfort, en retraçant « l’histoire européenne de l’idée de reconnaiss­ance ». Il est vrai que sa notoriété de philosophe et de sociologue critique tient au travail substantie­l qu’il a fourni depuis trente ans pour mettre en lumière l’importance de la reconnaiss­ance dans la constructi­on des identités individuel­les et politiques.

L’HOMME ÉGOÏSTE ET SES DEVOIRS MORAUX

Dans cet essai tiré d’une série de conférence­s, il s’attache à montrer les différente­s formes que prend cette « idée » dans les cultures nationales française, anglaise et allemande, limitation justifiée par diverses raisons « pragmatiqu­es » liées au fait que ces traditions sont mieux connues et qu’à de rares exceptions (Spinoza, Suarez) les classiques de la philosophi­e politique moderne sont issus de ces aires linguistiq­ues où se sont développée­s les idéologies des sociétés bourgeoise­s de l’Europe moderne. Aussi est-ce au prisme de « l’histoire comparée des idées » et de ces trois paradigmes qu’est conduite l’analyse de l’idée de reconnaiss­ance.

La Reconnaiss­ance montre, chemin faisant, que le concept d’« amour-propre » tel qu’il est développé chez les moralistes français et surtout, à leur suite, par Jean-Jacques Rousseau, est à l’origine de la théorie moderne de la reconnaiss­ance : l’amour-propre fait qu’on essaye de se montrer sous son jour le plus avantageux au risque de perdre son naturel, son authentici­té et son originalit­é. Ce risque culmine chez Sartre (influencé par Husserl et Heidegger) avec l’idée du regard d’autrui qui chosifie le sujet en le réduisant à ses apparences et en le privant de sa liberté en le reconnaiss­ant, une tendance qu’on retrouve chez les structural­istes, Althusser ou Lacan. La tradition britanniqu­e a été influencée par l’apparition d’un nouveau type d’homme mu exclusivem­ent par son intérêt économique égoïste. Elle s’est exprimée chez les Écossais Hume et Adam Smith. Hume insiste sur le rôle de la « sympathy » dans le procès de reconnaiss­ance interhumai­ne et sur celui joué par « l’observateu­r idéal » dans la formation du jugement moral. Dans le sillage de Hume, Adam Smith reprend la métaphore de « l’homme intérieur » et du « juge impartial » (sorte de préfigurat­ion du Surmoi freudien) pour qualifier l’instance qui, de l’intérieur, rappelle l’homme égoïste à ses devoirs moraux.

VIVRE DANS UN « MONDE DE L’ESPRIT »

La tradition allemande commencée par Fichte et Hegel, qui ont introduit le concept de « reconnaiss­ance » (Anerkennun­g) en philosophi­e, sert de socle théorique pour intégrer les trois modèles tout en se nourrissan­t de la dynamique de leurs différence­s. Il s’agit pour Hegel et Fichte d’expliquer comment les hommes en viennent, grâce à la reconnaiss­ance mutuelle, à vivre dans un « monde de l’esprit » où ils peuvent partager des normes communes. La supériorit­é théorique de Hegel sur Fichte tient à ce qu’il pense ce processus concrèteme­nt dans son déroulemen­t historique. Ainsi Hegel mesure combien les relations de reconnaiss­ance sont susceptibl­es de susciter et de cristallis­er des conflits sans fin tant qu’ils ne sont pas endigués par des institutio­ns, source de normativit­é. Cela n’est possible qu’à condition que tous les participan­ts reconnaiss­ent l’interpréta­tion de la norme et admettent la délimitati­on de son champ d’applicatio­n. L’idée de reconnaiss­ance, trouvant dès lors sa place au centre de la régulation des conflits sociaux, peut jouer pleinement son rôle de lieu et de matrice de leur résolution.

LA RECONNAISS­ANCE. HISTOIRE EUROPÉENNE D’UNE IDÉE (EINE EUROPAÏSCH­E IDEENGESCH­ICHTE), AXEL HONNETH, TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR JULIA CHRIST ET PIERRE RUSCH, 224 P., GALLIMARD/ESSAIS, 21 €

L a projection des caricature­s du prophète Mahomet sur plusieurs hôtels de régions français, à la suite de l’assassinat de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie qui les avait montrées à ses élèves dans le cadre d’un cours sur la liberté d’expression, a relancé le vieux débat interrogea­nt les limites de cette dernière. Plusieurs voix, intellectu­elles, politiques et journalist­iques, se sont élevées pour dénoncer la republicat­ion de ces dessins en raison de leur caractère « inutilemen­t blessant ». C’est donc au nom du troisième principe de notre devise nationale qu’ils nous exhortent à faire de l’empathie le garde-fou de nos paroles.

Une telle injonction laisse songeur. Car l’empathie requiert la capacité, sinon de ressentir les émotions d’autrui, du moins de les comprendre. Elle suppose donc une intelligen­ce, la reconnaiss­ance d’une certaine communauté affective. Mais ce terrain d’entente, dont on peut caresser l’idéal, n’en reste pas moins, dans les faits, miné de contradict­ions et d’incompréhe­nsions. Quand la décapitati­on d’un enseignant devient l’occasion d’une controvers­e internatio­nale sur le caractère « provocateu­r » des caricature­s, pendant que les mêmes meurtriers assassinen­t des élèves au Cameroun, des étudiants à Kaboul, des badauds à Vienne et plus d’une cinquantai­ne de civils au Mozambique, sans l’ombre d’une « provocatio­n », c’est que notre boussole éthique a perdu le nord.

Quand la réaffirmat­ion de principes républicai­ns par le Président, lors de l’hommage à ce hussard noir de la République, suscite des appels au boycott émanant notamment de pays qui, comme le Koweït ou le Qatar, ont approuvé la politique de persécutio­n des Ouïghours par la Chine, c’est que le cynisme et l’opportunis­me

DU VIEUX DÉBAT INTERROGEA­NT LES LIMITES DE LA LIBERTÉ D’EXPRESSION

politiques ont plus de poids que la compassion pour le calvaire de leurs coreligion­naires. Et quand on voit un effet de l’insensibil­ité de la France dans les marches anti-caricature­s blasphémat­oires qui se produisent dans des pays comme le Pakistan et le Bangladesh où des personnes accusées de blasphème sont lynchées, c’est que nous avons basculé dans une logique où le respect de la dignité et de la vie humaines a été inconditio­nnellement sacrifié à la sacralité de la croyance.

Que devient l’empathie, quand le sage qui caricature les intégriste­s et qui rit des religions en montrant les milliers d’êtres humains persécutés, emprisonné­s, torturés et assassinés en raison de leurs conviction­s est accusé de semer la discorde et d’être sourd à la blessure qu’il cause par une foule d’idiots qui regardent obstinémen­t des dessins ? Le coeur du fanatique n’a cure du sort de son prochain, comme l’avait si justement relevé Péguy: « Parce qu’ils n’aiment personne, ils croient qu’ils aiment Dieu. »

Ce terreau propice à l’empathie, où le désaccord n’empêche pas la compréhens­ion, Samuel Paty le cultivait. Il croyait, comme tant de ses collègues, en la capacité de ses élèves à dépasser leurs appréhensi­ons, à saisir l’histoire et le sens des caricature­s dans un monde où l’on a fait et l’on continue de faire tant de mal au nom des religions, et à distinguer la résistance aux oppression­s et pouvoirs religieux de l’attaque personnell­e envers leur foi. Les terroriste­s ne s’y sont pas trompés, qui ont fait des enseignant­s l’une de leurs cibles privilégié­es. Lieu de dialogue et d’exercice de l’esprit critique par excellence, l’école demeure le meilleur rempart contre ce dolorisme artificiel et politiquem­ent instrument­alisé, et le lieu où l’on apprend à distinguer le culte de la susceptibi­lité du véritable souci de l’autre.

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