L’AMI ARMÉNIEN
« Il m’a appris à être celui que je n’étais pas. » Dans ma jeunesse, j’exprimais ainsi ce que la rencontre avec Vardan m’avait fait découvrir de mystérieux et de paradoxal derrière le manège du monde.
À présent, j’y vois non pas d’obscures énigmes et d’étonnants paradoxes, mais cette vérité simple que, grâce à lui, j’avais fini par comprendre : nous nous résignons à ne pas chercher cet autre que nous sommes, et cela nous tue bien avant la mort – dans un jeu d’ombres, agité et verbeux, considéré comme unique vie possible. Notre vie.
Ce soir-là, il parlait d’une voix calme et lente, tel un écho affaibli par une très grande distance. Sa voix habituelle. Pourtant, ce qu’il disait semblait friser la folie. Ou bien voulait-il se moquer de moi? J’avais eu parfois cette impression au début de notre amitié.
« Tu veux que je touche le ciel ? Comme ça, avec mes doigts… »
Je secouai la tête, laissant entendre un esclaffement de défi. Vardan leva sa main et se figea pendant quelques secondes, le temps que je puisse apprivoiser sa vérité. Voyant que je ne comprenais toujours pas, il expliqua sans réussir à dissimuler sa propre sidération tant le fait lui paraissait incroyable:
« Là, à notre hauteur, c’est le même air qu’au milieu des nuages, n’est-ce pas ? Donc, le ciel commence à partir d’ici, et même plus bas, tout près de la terre – en fait, sous nos semelles ! »
Désemparé par son raisonnement, je faillis plaider la différence entre les couches d’atmosphère, leurs multiples strates ordonnées selon un étagement dont nous étudiions la graduation dans nos cours de sciences naturelles. Tous ces cirrus, nimbus et autres altocumulus…
Heureusement, je me retins de le contredire et grâce à notre bref silence, ces minutes allaient demeurer intactes dans ma mémoire, à l’abri des finasseries verbales de l’érudition. Ce soleil bas, la sérénité des dernières journées d’août, la dorure transparente des feuillages, un ciel gardant encore sa tiédeur velouteuse d’été tardif – et cette main d’adolescent, ces doigts minces qui planaient dans le bleu, entre les tracés blancs laissés par un avion. Et nos jeunes souffles suspendus à la frontière d’une humble et vertigineuse révélation.
En grandissant, je devinerais la vraie signification de ce geste. Vardan me faisait découvrir bien davantage que s’il avait voulu me surprendre par une amusante curiosité atmosphérique. Il parlait, sans pouvoir vraiment la définir, d’une existence nouvelle où notre pensée échappait à l’ordre de ce monde et nous offrait une autre manière de vivre et de voir. Notre raison s’y opposait, avec tout son brutal réalisme, mais une volonté mystérieuse, en nous, ne demandait qu’à pouvoir explorer la légèreté de ce ciel qui venait de s’ouvrir sous nos pas.
En tout cas, ce ciel qui frôlait le sol couvert de mégots, de traces boueuses et de crachats me frappa autant que les fulgurances d’un Copernic ou d’un Galilée. Plus encore, c’est le haut divinisé, célébré dans toutes les religions, qui en perdit son arrogance de monde supérieur, se mêlant à notre respiration de mortels. Désormais, en pensant à Dieu, j’imaginerais sa présence infiniment plus proche de nous – si différente de la lévitation hautaine des divinités adorées et craintes par les hommes.
Dans mon souvenir, l’instant de notre contemplation silencieuse, un soir d’août, formerait un vitrail aérien, à la fois fugace et pérenne, et qui résisterait à l’opiniâtre travail de l’oubli auquel nous finissons toujours par nous résigner.
Je me rendrais compte également, de longues années plus tard, qu’inconsciemment, grâce à ce geste de Vardan, à son fin bras d’adolescent, je saurais comprendre la fragilité des femmes que j’aimerais. Oui, ces corps menacés par l’âge, ces âmes encerclées par la vulgarité, les aveux condamnés à rester muets devant les monolithiques certitudes de l’existence.
Cette main touchant le ciel deviendrait une secrète raison d’espérer.
Cette main touchant le ciel deviendrait une secrète raison d’espérer
Une autre découverte que je devais à Vardan fut infiniment plus troublante. Et pourtant, toujours semblable, en un sens, à la descente, vers nous, de l’orgueilleuse voûte céleste, devenue accessible au toucher de nos mains…
Une femme ivre traversait les voies d’un chemin de fer, un lacis de rails qui s’entremêlaient, bifurquaient, se perdaient dans la bruine d’une journée venteuse et maussade. Assommée d’alcool, elle trébucha, exécuta un balancement d’équilibriste, cherchant à ne pas perdre la face dans ce tangage comique et, enfin, comme si tout lui avait semblé finalement égal, s’affala sur une traverse maculée de goudron, se courba, se tassa, prenant la pose d’un gros oiseau désarticulé par la douleur.
Deux hommes qui nous devançaient, marchant sur un passage à niveau, la dévisagèrent, poussèrent un ricanement et l’un d’eux cria:
« Hé, Anna Karénine, fais gaffe ! L’express MoscouIrkoutsk va bientôt passer! »
L’autre lâcha avec un dédain persifleur:
« Mais non, elle aura le temps de dessoûler avant de lever son cul! Il arrive dans trois heures, l’express… »
Ils reprirent leur route – quelques commentaires scabreux résonnèrent, mêlés à des éclats de rire et aux sifflets que les deux compères lançaient pour imiter l’entrée en gare d’un train. Une bribe de leurs moqueries se glissa dans les propos échangés sur un ton plus sourd – j’y perçus non plus seulement du mépris mais l’expression d’un désir entravé, l’hésitation entre l’attirance que ce corps féminin suscitait et les embûches qu’ils énumérèrent à mots couverts et dont je fus incapable de saisir le sous-entendu. Enfin, la dernière réplique, plus excitée et étrangement coléreuse, évoqua la bouche de cette femme – ces lèvres maquillées
d’un rouge épais qui débordait outrageusement leur contour, tel un emplâtre de peinture ou de sang.
La grossièreté ordurière de ce que disaient les deux hommes m’empêcha de comprendre à quoi ils faisaient véritablement allusion. Je devinai seulement que cette bouche entrouverte était associée à leur désir, âpre mais incommodé.
J’avais treize ans à l’époque. Vardan, plus petit de taille, était mon aîné d’un an. Nous ne devions pas être, je crois, particulièrement ignorants au sujet des rapports entre les deux sexes. D’autant que, vivant dans un orphelinat, je côtoyais des jeunes mâles et des jeunes filles plus âgés que moi et qui commençaient à pratiquer des rapports charnels, évidemment clandestins mais sans trop de complexes. Ils en parlaient avec une vantardise graveleuse et souvent stupidement hyperbolique, faisant beaucoup fantasmer les élèves de mon âge.
Et pourtant, l’univers amoureux gardait encore pour moi une résonance archaïque et pure, faite de visions ineffables, emplie d’une frémissante sentimentalité de ferveurs et de rêveries – celle surtout de la future épiphanie du premier baiser…
Ce qui me frappa, ce jour-là, sur les planches mouillées du passage à niveau, ce fut l’immédiate réduction de l’amour – et de la chaste prémonition de ce « premier baiser » – à un usage brut, une physiologie qui me blessa par sa mécanique hideuse et fruste. Les deux hommes semblaient considérer cette façon de jouir comme légitime et, somme toute, routinière, bien que liée à quelques désagréments, vu la saleté et les probables maladies auxquelles on s’exposait, d’après eux, en abordant une femme de cette espèce. Un brusque dévoilement attestait donc que sa bouche grassement maquillée pouvait servir à une technique sexuelle et devenir un orifice utilitaire, un réceptacle de lubricité masculine.
Je sentis en moi, simultanément, la mort de celui que j’avais été et la gestation de celui qui allait naître: un futur homme se réveillait en étirant ses muscles, en bombant son torse et l’enfant rêveur devait lui céder la place, se renier, se mépriser pour la pureté ridicule de ses rêves. Et disparaître. Un violent supplice de remords me comprima la respiration. J’allais ressembler à l’un de ces deux passants, grands, très sûrs de leur force et de leur droit de poser sur les femmes – oui, cette femme affalée près des rails – un regard de prédateur, de conquérant auquel rien ne devait être refusé. La tentation de renaître dans cette nouvelle identité de mâle me tordit le diaphragme d’une convoitise enfiévrée et honteuse.
Les hommes s’éloignèrent en ricanant, et nous allions leur emboîter le pas quand, soudain, Vardan s’arrêta et observa la femme avec une insistance qui me sembla incongrue. Nous étions assez grands pour savoir de quelle sorte de femme il s’agissait. Plus d’une fois, nous l’avions aperçue faisant les cent pas entre la station ferroviaire et un dépôt de bus, puis se glissant dans le buffet de la gare, s’attablant dans un coin, face au comptoir. Toujours ce maquillage copieux, ces paupières charbonneuses de mascara et une chevelure moussante en écume de bière… À présent, assise sur une traverse, le menton serré dans sa main comme pour soulager un mal de dents, elle écartait ses jambes, découvrant des bas aux mailles défilées et des cuisses maigres sous une jupe de satin, trop colorée et festonnée, trop légère pour un après-midi frais et humide…
Certes, nous pouvions déjà imaginer ce que son corps offrait aux hommes et, comme tous les adolescents de notre âge, nous cachions à peine la hâte de devenir ces hommes-là. La femme égarée au milieu des rails condensait toute notre soif de virilité mûrissante. Mais aussi notre dégoût : elle compromettait nos aspirations charnelles, exhibant une féminité usée, inapte à susciter la moindre projection amoureuse. C’est cela, une grande mouette sale, hagarde et brisée. Un collier de petites perles de verre, d’un violet pâle, avait comiquement glissé de côté, sur son épaule dénudée…
Je n’eus pas le temps d’adresser un avertissement ou un mot de désapprobation à Vardan. Il avança, s’inclina et fit ce que je n’aurais jamais cru possible. Avec une fermeté précautionneuse, il soutint le coude de la femme, le haussa lentement et, attendant qu’elle comprenne son intention, l’aida à se relever…
Sans rien m’expliquer, il allait accompagner cette inconnue qui trébuchait sur ses talons, la guider vers un lotissement de maisons en préfabriqué derrière les voies ferrées, vers une entrée où, confusément, elle donnait l’impression de vouloir se diriger.
Je les suivis et, au moment où Vardan l’aida à ouvrir la porte, la femme tourna la tête et, sur son visage défait par l’ivresse et l’abrutissante mimique que son métier lui imposait, je vis un regard étonnamment conscient, facetté de larmes, un reflet de tendresse incrédule.
La tentation de renaître dans cette nouvelle identité de mâle me tordit le diaphragme d’une convoitise enfiévrée et honteuse
Non, je n’aurais jamais eu le courage d’agir comme lui. Plus que la honte d’approcher cette prostituée éméchée, c’est un réflexe de répugnance qui m’aurait détourné d’elle. Le refus physique d’être en contact avec « tout ça » – ses vêtements tachés de boue, l’aigreur de son souffle, sa peau qui, selon les deux hommes, devait être malpropre, dangereuse à toucher, suspecte de contagions… Et cette bouche dont ils venaient de commenter l’usage sexuel. Jamais, auparavant, je n’aurais supposé qu’une telle femme pouvait mériter la plus infime manifestation de bonté et de douceur. Ou seulement cette main qui l’aida à se redresser.
Il m’a fallu côtoyer les corps des grands blessés et des morts, dans l’indifférente cruauté des guerres, pour vaincre ce rejet. Oui, il m’a fallu, à plusieurs reprises,
être moi-même réduit à « tout ça », une chair meurtrie, embourbée et qui suscitait des grimaces de pitié ou – plus souvent – d’aversion.
Or, Vardan avait agi sans hésiter et avec une résolution déjà adulte, celle d’un homme ne prêtant pas attention aux réticences mesquines qu’une pareille femme aurait pu provoquer. Comme si, depuis longtemps, il avait appris ce qui pouvait persister d’essentiel et de sublime au-delà de nos enveloppes charnelles. Comme si, venant parmi nous, il avait gardé en lui le reflet d’un monde infiniment étranger à ce que les hommes vivaient sur cette terre.
Quelques jours plus tard, quand nous traversions le même passage à niveau, désert cette fois, il murmura très bas – je l’entendis à peine:
« Si on peut faire ça à une femme… enfin, accepter qu’elle n’ait que cela à vivre, alors pourquoi continuer tout ce cirque? »
C’était la première fois de ma vie qu’un pareil jugement, inouï dans sa force radicale, s’exprimait: la douleur d’une femme, sa souffrance – admise et tolérée par les autres –, condamnait la totalité de notre monde!
Nous étions habitués, dans notre jeunesse, à réfléchir au moyen de grandes généralités, divisant l’humanité en classes, en races, en populations de pauvres ou de nantis et faisant la différence entre les sociétés qui avançaient vers un avenir radieux et celles, rétrogrades, qui se mettaient en travers de la route menant vers ce lumineux progrès. Or, ce que disait Vardan allait bien au-delà de ce jeu d’antithèses sociales. Le malheur et la déchéance d’un être rendaient inacceptable toute la fourmilière humaine. Oui, tout entière !
Cette façon de penser m’abasourdit par son intransigeance folle et, pourtant, refuser d’admettre la noyade dans la détresse vécue par une seule personne allait m’apparaître, avec l’âge, comme l’unique critère véritable pour évaluer la justesse et la sincérité des plus belles professions de foi humanistes. Une pierre de touche pour chaque projet messianique, pour chaque parole évoquant, « en général », la fraternité et le partage. le sentiment d’impunité. Je devinais ce qui excitait leur hargne : l’étrangeté de ce visage, sa finesse ciselée, et ses yeux – « trop grands, devaient-ils penser en le bizutant, aux cils trop longs, au dessin trop beau pour un garçon. Des yeux de fille! »
Son manque de réaction finit par les exaspérer, ils le poussaient maintenant en essayant de le faire trébucher et tomber, lui donnaient des claques suivies par des ordres:
« Vas-y, parle-nous, baragouine un peu dans ton putain de sabir ! Comment on dit déjà en arménien “une sale petite gueule de femmeletteî ? Tu as avalé ta langue ou quoi ? »
Je m’interposai quand l’un des agresseurs se racla la gorge et lui cracha au visage – l’intention de dégrader la rectitude de ses traits, sa gracilité « féminine », était facile à percevoir. Je hurlai un juron, bousculai le cracheur et, alors, ce qu’ils ne parvenaient pas à faire subir à cet adolescent indolent – un tabassage en règle – se retourna contre moi, avec une explosion de sauvagerie auparavant contenue.
Les rixes dans le quartier où se trouvait notre orphelinat étaient fréquentes et enragées, j’en avais l’habitude. L’année dernière, un gars était mort, atrocement molesté, le cou percé par le fouettement d’un tronçon d’armature rouillée… Le commentaire d’un des grands élèves, son ricanement lâché avec des postillons de miettes de tabac, m’étonna surtout par son côté « conseil pratique », presque bienveillant : « Il aurait dû baisser le menton, cet enfoiré, il s’en serait sorti avec une écorchure… » Une telle indifférence vis-à-vis de la mort pouvait certainement s’expliquer par la longue et sanglante histoire de révolutions, de répressions et de déchirements civils. Et aussi par les horreurs de la dernière guerre qui avait habitué le pays à l’idée que la vie humaine ne valait pas grand-chose. Notre adolescence, je m’en rends compte à présent, se déroulait sur fond d’une très grande accoutumance aux souffrances subies ou imposées.
Cette mort-là était la toute première à laquelle j’avais assisté et, plus encore que le ton badin du commentaire, c’est l’empreinte de l’armature sur la peau du garçon tué qui m’avait frappé: les aspérités du métal rouillé s’étaient imprimées dans sa gorge tel un mot indéchiffrable, en lettres de sang…
es Orages rassemble treize nouvelles écrites entre mai et septembre dernier. Nous menant de la Casamance à… une simple baignoire, en passant par un service d’urgences pédiatriques, un appartement, ou même un film. À cette diversité d’espaces s’ajoute celle des nombreuses émotions que ce livre nous fait ressentir. Celle de la souffrance d’un père qui veille son enfant de 5 mois dans une chambre d’hôpital (Souvenir de la lumière, dont nous proposons un extrait ci-contre), celle d’une soeur qui se mobilise pour que son frère puisse être opéré comme il se doit (Awa Beauté). On y mesure ce qui se passe pendant que le temps, justement, passe (L’Appartement et Balzac). Dans une autre histoire, on rira pour des questions de voisinage. On assistera au dialogue renoué entre un homme et ses parents, le tout à l’occasion d’une cérémonie d’enterrement qui entraîne une discussion aussi grave que cocasse. Un tel recueil permet d’apprécier la manière avec laquelle son auteur varie les voix, les mises en scène, les débuts et les chutes. Chaque nouvelle raconte une bribe de vie, en cherchant la substantifique moelle d’un destin. Qui passe par la certitude de « se trouver au bon endroit comme jamais jusqu’alors ». Et ce « sentiment d’être utile. D’être fort. D’agir comme il fallait ». Les Orages donne ainsi de bonnes nouvelles de Sylvain Prudhomme.
LES ORAGES,
SYLVAIN PRUDHOMME,
186 P., 19 €. COPYRIGHT GALLIMARD. EN LIBRAIRIES LE 7 JANVIER.