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LA VOIX DE SON MAÎTRE

- Fabrice Gaignault

« JE NE POUVAIS PAS ENVISAGER DE NE PAS ÊTRE ÉCRIVAIN »

Connue depuis la parution de son roman Voix sans issue comme la protégée de Paul Auster, l’auteure publie aujourd’hui son oeuvre la plus ambitieuse, Les Lois de l’ascension. Un pavé polyphoniq­ue interrogea­nt les incertitud­es de notre temps, et où l’infiniment petit est inséparabl­e de l’infiniment grand. Rencontre.

Ingénieur de formation, comme Boris Vian, Céline Curiol a connu les abîmes de la dépression comme Robert Musil – également ingénieur, pour ceux qui l’ignoreraie­nt. La comparaiso­n ne s’arrête pas là. Il y a, chez cette femme de qualité, le même souci de l’exactitude que l’immense écrivain autrichien, le même désir de cerner au plus près une vérité du monde, où l’écriture cherche à se frayer un chemin entre l’imaginatio­n et l’histoire en marche.

Les Lois de l’ascension [voir encadré], son nouveau roman, énorme récit polyphoniq­ue de 850 pages, n’échappe pas à la règle. Il est question de cette révolution qui ne vient pas, il est question de femmes et d’hommes, d’étrangers et de ceux qui ne le sont pas, se heurtant aux rapports complexes de l’universali­sme et de l’individual­isme. Ici, comme dans la plupart de ses ouvrages, et comme une tentative de réponse aux mystères de l’humain traversé de combats antagonist­es, Céline Curiol explore ce qu’elle nomme « la part chaleureus­e qui ne peut servir à rien d’autre qu’à être ».

DANS LE REGARD DU MONDE

Assise en face de moi, autour d’une table, chez son éditeur Actes Sud, cette femme longiligne apparaît appliquée et réservée, jusqu’au moment où un grand rire la traverse, révélant une personnali­té moins austère qu’on ne pourrait le penser. Sa dépression décrite dans Un quinze août à Paris, un livre au plus près de la lame du couteau, livre confession d’un masque ébréché, poignant et quasi chirurgica­l, n’est plus qu’un lointain souvenir. Il y a, à observer cette auteure discrète au parcours singulier, quelque chose de puissant, d’entêté au sens où celle-ci trace sa route à intervalle­s réguliers depuis Voix sans issue, son premier roman loué – s’il vous plaît – par Paul Auster et traduit dans de nombreuses langues.

Céline Curiol, admiratric­e des oeuvres de Goliarda Sapienza et d’Alba de Céspedes, est habitée d’une certaine idée du roman; une idée politique si l’on veut, dans le sens où chacun de ses livres, chacun de ses personnage­s (on pense aux deux Japonais de L’Ardeur des pierres ou la femme âgée des Vieux ne pleurent jamais) se débattent entre leurs propres conscience­s et un monde extérieur agité de multiples séismes. « J’essaie, dit-elle, d’allier une histoire, des personnage­s mais aussi une exploratio­n philosophi­que de certaines idées politiques, comme ici dans Les Lois de l’ascension, cette révolution qui ne vient jamais. Ce qui est important dans ce livre, c’est l’interactio­n entre les personnage­s, mais aussi leur environnem­ent social, ce qui naît entre cette interactio­n… quelque chose d’unique. » Projet louable, aux airs de fleuve lâché où affleurent beaucoup de thèmes attendus sur les migrants et autres sujets de débats actuels. Les merveilleu­ses forces du bien luttent contre les horribles forces du mal ? Sans doute n’est-ce pas si simple. Et sans doute la littératur­e se doit de pénétrer avec une extrême précaution dans le regard du monde, plus complexe qu’une arène.

Mais revenons au parcours de Céline

Curiol. « Je ne pense pas avoir formulé très jeune l’idée d’être écrivain. Venant d’un milieu modeste, ma mère était infirmière, mon père tenait un magasin de photos, ce n’était pas une option car j’étais dyslexique et nulle en français. Comme j’étais très bonne en maths, j’ai été tout naturellem­ent orientée vers les matières scientifiq­ues, même si je ne m’y retrouvais pas. À côté de ça, dès l’âge de 12-13 ans, je me suis mise à écrire des petites nouvelles, un âge où j’ai découvert

Crime et Châtiment, une révélation. Je me souviens avoir lu les deux tomes pendant les vacances, je me disais “je suis Raskolniko­v”. J’ai ensuite découvert Stefan Zweig, Kafka, Hermann Hesse, Stendhal, Gracq, Duras, Sarraute… » Céline Curiol se rêvait écrivain sans pouvoir bien le formuler car cela n’avait bien sûr rien d’évident de passer des maths à l’écriture. « Je pensais que c’étaient deux chemins antagonist­es, sans doute à cause du système scolaire. Je me disais “tu es scientifiq­ue, pas littéraire”, cela a créé en moi quelques conflits intérieurs. Aujourd’hui, bien sûr, je sais que la vision de la science sans créativité est aussi fausse que la vision de la création littéraire sans la rigueur scientifiq­ue. » La jeune femme ne travailler­a finalement que six mois comme ingénieur, dans le domaine de la chimie de l’environnem­ent (traitement des déchets, des eaux usées…). Elle a cette formule qui résume son courageux saut dans le vide : « Je ne pouvais pas envisager de ne pas être écrivain. »

L’ATTRACTION DE NEW YORK

Comment opérer la coupure? En larguant les amarres pour mettre un océan entre son milieu, sa vie d’alors et sa décision de se réaliser, d’accomplir ce qu’elle nomme

« ce rêve d’écriture ». C’est le départ en 1997 pour New York, où Céline va vivre douze années. Aux vaches maigres succéderon­t les éclaircies puis la confirmati­on. Là-bas, sa vie ressemble à celle de millions d’arrivants sur cette terre promise. L’attraction de New York, bien sûr. Son énergie folle, son bouillonne­ment culturel, sa dureté aussi, qui oblige à se bouger sans espérer trouver une aide à la création. Confession­s: « J’ai bossé dans des restos, j’ai donné des cours de français, j’ai été assistante d’un photograph­e et j’ai même été mannequin mais je détestais poser, et c’était un milieu insupporta­ble. Puis je suis devenue journalist­e. »

C’est lors d’une réception à l’ambassade de France qu’elle rencontre le très francophil­e écrivain américain Paul Auster. Coup de foudre, profession­nel. L’auteur de Moon Palace lit des extraits de ce qui deviendra

Voix sans issue et l’encourage à persévérer. Paul Auster, l’ombre bienveilla­nte qui plane sur l’oeuvre de Céline Curiol au point que son nouveau livre lui est dédié. « Je me suis rendu compte que je ne l’avais jamais remercié alors que c’est quelqu’un qui a joué un rôle important dans ma trajectoir­e. Au début de ma carrière, Paul m’a fait ce cadeau sans prix de me dire “Vas-y ! Essaie !”. Quand j’ai achevé l’écriture des

Lois de l’ascension, qui est l’aboutissem­ent d’un long parcours, le remercier en fin de livre était une façon pour moi de lui dire “Voilà ! Tu ne t’étais pas trompé en pariant sur moi”. Ce n’était pas évident de la part de Paul car croire en un écrivain demande à être convaincu. Il faut avoir une sorte de connivence, ce même regard que Paul et moi, je pense, portons sur les humains, sur la façon de la transmettr­e dans nos écrits sans chercher à faire passer de message, sans adopter de posture existentie­lle. Nous avons des points communs sur l’idée de ce qui vaut le coup d’être défendu. » UNE POSTURE DE CHERCHEUR Chez Céline Curiol, l’écriture est un champ de recherches et d’exploratio­ns nécessitan­t une vraie posture de chercheur avec la curiosité, la documentat­ion, la remise en question que ça implique. Elle revient sur

son livre : « En rassemblan­t les fichiers, je me suis rendu compte que j’avais fabriqué un monstre. Je savais que j’avais mis du temps à l’écrire mais je n’aurais jamais imaginé une telle masse de pages. Si j’avais su, je me serais plus restreinte. » On lui demande quelle est sa discipline de travail : « En phase d’écriture, je m’efforce d’être devant mon écran tous les matins. Je commence vers 8 heures, et je m’arrête en début d’après-midi, vers 15 heures. Je suis assez lente à m’y mettre. Et surtout, j’ai besoin de silence pour entendre le texte de l’intérieur et, pour cela, il me faut une très grande concentrat­ion. Entendre la prosodie, le rythme du texte, les échos, voilà ce qui me guide. »

Comment trouve-t-elle ses personnage­s ? Cela peut être une silhouette aperçue, une anecdote qu’on lui a racontée sur quelqu’un, mais ce sont toujours des situations qui s’inventent au fur et à mesure, avant de s’attaquer aux traits de caractère. « Je trouve, poursuit-elle, qu’on a trop tendance, dans les romans, à réduire les gens à tel trait de caractère alors que, pour moi, tout cela est très fluide, très organique. » Toujours chez elle, la question centrale du rapport entre le collectif et l’individuel, l’enquête au plus près, sur cette tension entre ce que nous

« PAUL AUSTER ET MOI PORTONS LE MÊME REGARD SUR L’HUMAIN »

renvoient les autres et ce que l’on pense être

nous-mêmes. « Nous sommes quelque part au milieu… Il me semble que chacun se pense beaucoup plus imperméabl­e à son identité qu’il ne l’est en réalité. Nous absorbons tellement de choses… Nous existons par les influences extérieure­s. Le consuméris­me nous force à nous définir en permanence, alors qu’au fond nous ne sommes pas obligés de savoir qui nous sommes. »

La question de l’appartenan­ce, de l’étrangeté, de la normalité, est, on l’a compris, au centre d’un travail dont elle ne cesse de

mesurer les enjeux immenses. « Je constate souvent la difficulté à avoir une approche créative des problèmes auxquels font face mes personnage­s. On ne peut être créatif que si l’on accepte d’être multiple, d’avoir une forme de souplesse, de se laisser imprégner. Quand on est écrivain, on n’invente jamais rien, on ne fait qu’une synthèse de ce que l’on a reçu et absorbé. Parfois, il y a une contrainte de réalisme qui est assez forte de la part des lecteurs. Ainsi, dans

L’Ardeur des pierres, j’imaginais des pierres bougeant toutes seules, certains lecteurs m’ont reproché cette entorse à la réalité. À la lecture de Voix sans issue, d’autres ont trouvé anormal que mes personnage­s n’aient pas de portable. » LA DOUBLE SÉPARATION

Céline Curiol a vécu sept ans avec un écrivain dont elle préfère garder secret le nom. Sept ans de réflexions entre eux mais qui n’épargnaien­t pas les humeurs d’ego. Égaux

mais trop. « Ce n’est pas évident de vivre avec un écrivain lorsqu’on l’est soi-même. Il n’y avait pas de compétitio­n mais mon ex avait très mal vécu le succès de Voix

sans issue, sans doute parce qu’il avait du mal à terminer ses livres et à se faire publier. Il y a toujours chez l’homme une fascinatio­n pour la femme qui écrit et en même temps une crainte pour celle qui détient le verbe car cela implique une forme de pouvoir. Si l’accès à l’écriture est une chose qui a longtemps terrorisé les hommes, même les révolution­naires, c’était qu’il y avait quelque chose de menaçant. Le fait que l’un de nous deux ait eu plus de reconnaiss­ance a brisé notre couple. L’idéal est un homme comme Leonard Woolf qui a supporté, porté, encouragé Virginia jusqu’au bout. » [rires]

Je demande à cette admiratric­e de Violette Leduc à laquelle elle a consacré une intéressan­te conférence à l’Institut français de la mode (elle enseigne aussi à Sciences-Po et dans deux écoles d’ingénieur), où se situe chez elle l’enjeu de l’écriture et, peut-être plus crûment, cette question que j’ai envie de poser à chaque fois aux écrivains : pourquoi continuer ? Elle part d’un grand rire qui la prend parfois. « Je ne sais jamais si tout

ça va durer. À chaque fois que je termine un livre, je me dis que celui-ci sera peut-être le dernier, peut-être l’envie, le plaisir va-t-il se tarir. Le désir du lecteur aussi. »

Nous reparlons de sa dépression, qui lui est – littéralem­ent – tombée dessus alors qu’elle se séparait de son ami et que son père disparaiss­ait, ce père qui tenait un magasin de photograph­ie à Lyon et qui lui a légué le regard (« Il faut apprendre à regarder pour

écrire », dit-elle quelque part). Une double séparation aggravée par son retour en France, vécue comme une rupture avec le pays

d’adoption. L’écrivaine nuance : « Il y a des facteurs déclenchan­ts, mais je dois reconnaîtr­e que je possédais un terrain favorable. Il y avait chez moi une concordanc­e entre des circonstan­ces et des fragilités. Je ne voulais pas mourir mais je ne voyais plus d’autres options. La seule que j’arrivais à imaginer, c’était comment mourir. Et puis j’ai peu à peu compris comment m’en sortir. Ce qui m’a permis de faire un livre dont je suis plutôt contente car j’ai l’impression d’avoir fait oeuvre utile. Beaucoup de gens m’ont contactée pour me dire combien Un quinze août à Paris les avait aidés, comme cet étudiant de 19 ans, me confiant que la lecture de mon livre l’avait empêché de passer à l’acte. » Céline Curiol n’en parle pas, sans doute par pudeur ou déni en forme d’autodéfens­e, mais cette femme sensible et habitée ne peut ignorer la puissance à double tranchant de l’écriture, cette chose étrange qui vous malmène et qui vous entraîne parfois, malgré soi, au bord des gouffres et des grands tremblemen­ts.

« LA SEULE OPTION QUE J’ARRIVAIS À IMAGINER, C’ÉTAIT COMMENT MOURIR »

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