NABOKOV L’AMOUR À L’OEUVRE
Invariablement associée à Lolita, l’oeuvre de Vladimir Nabokov (1899-1977) foisonne d’héroïnes sublimes qui sont autant d’échos à la trajectoire de leur créateur, à sa patrie d’origine et à sa conception de l’amour. Derrière elles se dessine la silhouette d’une épouse unique, Véra. À l’occasion de la parution du troisième tome de ses oeuvres en Pléiade – dans lequel on retrouve, entre autres,
Ada ou l’Ardeur –, retour sur la vie sentimentale de l’écrivain.
VÉRA EST LE PROTOTYPE MÊME DE LA FEMME OFFICIANT DANS L’OMBRE DU GRAND HOMME
Sulfureux. » Il aura suffi d’un livre pour que cette étiquette le suive outre-tombe. Pas n’importe quel livre, il est vrai : Lolita est l’un des chefs-d’oeuvre de Nabokov et de la littérature mondiale, accompagné, dès sa parution en 1955, d’un scandale qui n’en finit pas depuis de trouver un écho dans l’actualité [voir encadré]. Un regard sur sa biographie suffit pourtant à dissocier l’oeuvre de la vie de son créateur, puisqu’une seule présence féminine la traverse, des jeunes années au crépuscule des jours : Véra, l’épouse, la mère d’un fils unique, la relectrice, la garde du corps, l’assistante, l’agent littéraire, le chauffeur. La destinataire également d’une correspondance éblouissante dans laquelle l’écrivain ne cesse de clamer son amour pour celle qu’il rencontre à l’occasion d’un bal masqué pour émigrés russes à Berlin en 1923.
Il a 24 ans, elle en a 21. Tous deux ont fui le bolchevisme. Leur mariage, célébré en 1925, ne sera ensuite menacé ni par la distance qu’entraînent les fréquents déplacements de l’écrivain, ni par la liaison que Nabokov entretient pendant quelques mois avec Irina Guadanini, une émigrée russe rencontrée à Paris en 1937. « Ma chérie,
ma vie, mon cher amour. I forbid you to be miserable. I love you and… il n’existe pas de force au monde qui pourrait retrancher ou abîmer ne serait-ce qu’un pouce de cet amour illimité », écrit-il le 19 mars 1937 à Véra qui a eu vent de cette liaison, mais lui pardonnera.
L’ÉPOUSE ASSISTANTE
Leur correspondance, qui couvre plus d’un demi-siècle (1923-1976), établit la cartographie intime d’un couple amoureux, complice, et témoigne du soutien essentiel de Véra au génie des lettres en devenir. Aussi intelligente qu’intransigeante, elle est le prototype même de la femme officiant dans l’ombre du grand homme, lui permettant grâce à la prise en charge des tâches de la vie quotidienne de se consacrer à l’écriture. Si tout cela nous semble aujourd’hui manquer de modernité, il faut reconnaître que Nabokov n’est avare ni de remerciements ni de compliments à l’égard de celle qu’il affuble de tendres sobriquets à chaque fois renouvelés : « Ma merveille, mon amour, ma vie, je ne comprends pas : comment est-ce possible que tu ne sois pas avec moi ? Tu fais de ma vie quelque chose de léger, de prodigieux, d’irisé, tu illumines tout de l’éclat d’un
bonheur toujours différent. » Au lieu d’apparaître en fin de lettre comme l’usage le veut, les « je t’aime » ouvrent des missives passionnées qui se plaignent souvent du manque de réponse de leur destinataire (réponses dont le contenu demeure en grande partie inconnu, Véra les ayant détruites à la mort de son époux). Et ce, malgré les encouragements : « J’ai lu à haute voix des passages de ta petite carte […] à Iloucha et à Zinzin, qui m’ont dit qu’ils comprenaient maintenant qui écrit mes livres à ma place. Flattée ? » À ses proches, Nabokov affirmait qu’il n’aurait pu écrire ses romans sans l’aide de Véra. N’est-ce pas elle, après tout, qui sauva de la
destruction le manuscrit de Lolita, refusé par plusieurs éditeurs ?
Si ces lettres font état d’une reconnaissance littéraire grandissante, il y est finalement peu question d’écriture, Nabokov préférant livrer les moindres détails de sa vie quotidienne, égayés par un humour dont il ne se départit jamais malgré des conditions de vie difficiles. De l’exil à Berlin à l’installation aux États-Unis en 1940, le couple Nabokov vit effectivement de peu jusqu’au succès international de Lolita en 1955. Avant cette consécration, Nabokov effectue de nombreux déplacements dans les capitales européennes, entre Bruxelles, Paris, Cambridge ou Prague, dans le but de vendre ses manuscrits à des éditeurs,
et se retrouve ainsi loin de son épouse, dont il ne se prive pas de susciter la jalousie. « Je rencontre ici deux sortes de dames, lui écrit-il depuis Paris en 1937, celles qui me citent des passages de mes livres et celles qui se demandent
si j’ai les yeux verts ou jaunes. » À de multiples reprises, il mentionne des
« admiratrices ». Parmi elles, le contingent des étudiantes qui suivent les séminaires qu’il donne à l’université Cornell puis à Harvard, séminaires pendant lesquels Véra l’accompagne en tant qu’« assistante », portant sa serviette, l’orientant sur le campus, organisant ses notes et allant même jusqu’à corriger les copies de ses élèves. S’il faut voir dans cette attention constante le dévouement d’une épouse convaincue du talent de son mari, l’omniprésence de Véra peut aussi se lire comme une manière de tenir à distance celles qui suivraient un peu trop assidûment les cours du maître. « SI TU ÉTAIS MON DESTIN »
Toujours présente à ses côtés, Véra existet-elle pour autant dans l’oeuvre de Nabokov ? « La relation entre Vladimir et Véra n’apparaît pas, ou alors de manière oblique et à travers un voile
protecteur presque opaque », affirme Brian Boyd, spécialiste mondialement connu de Nabokov et son biographe. Véra tenait énormément au respect de sa vie privée et n’aurait jamais accepté d’être désignée clairement dans les fictions de son époux. Elle figure en revanche très tôt dans ses poèmes, ainsi que dans un chapitre de son autobiographie Autres
rivages (1951). L’apparition de l’être aimé et la naissance de la passion sont des thèmes majeurs de l’auteur et ce dès ses premiers poèmes écrits en 1914, à l’âge de 15 ans. Publiés dans des revues, ils racontent les amours de l’écrivain. Valentina Choulguina, sa première aventure durant l’été 1915, pour qui il compose un recueil de poèmes en 1916. Puis Svetlana Siewert, qui sera sa muse entre 1921 et 1923. Au début de l’année 1923, les parents des deux jeunes gens s’opposent à leurs
LES TRAITS, LE PARFUM, LES COULEURS DE L’ÊTRE AIMÉ SE CONFONDENT AVEC LES PAYSAGES RUSSES
fiançailles, et les poèmes de Nabokov reflètent son chagrin. Jusqu’au 8 avril. Ce jour-là, l’écrivain en publie un nouveau qui le montre prêt pour « un nouveau
départ » : « Le poète est un empereur de l’imagination qui se proclame capable d’évoquer des merveilles inouïes pour une nouvelle princesse – même si, quelle qu’elle soit, elle demeure encore invisible. » Un mois plus tard, Véra aborde son futur époux lors du bal donné à Berlin et lui fait comprendre qu’elle a lu toute sa poésie. La rencontre est brève mais marque si profondément l’auteur qu’il écrit un poème pour la jeune femme, qui s’achève ainsi : « Si tu étais mon destin. » « Nabokov l’a publié fin juin 1923 dans Roul [une revue berlinoise pour émigrés russes] parce qu’il savait que Véra lisait la rubrique poésie », explique Boyd. Ce qu’elle fit, avant d’inaugurer leur correspondance.
Véra réapparaîtra sous le pronom « tu » dans le dernier chapitre d’Autres rivages. « Les années passent, mon amie, et bientôt personne ne saura ce que toi et moi
savons », écrit Nabokov. Il y est question de l’arrivée de leur unique enfant, Dimitri, en mai 1934 à Berlin, du chemin jusqu’à la maternité dans une aube fleurie, des différentes qualités de poussette, de l’attente angoissante du rot après la tétée. L’écrivain raconte « l’explosion d’amour silencieuse et au ralenti » qui se joue en lui quand il songe à sa femme et à son fils, l’intensité et l’insoutenable fragilité de son amour. « Il me faut faire participer tout l’espace et tout le temps à mon émotion, à mon amour mortel, afin d’émousser sa mortalité, et qu’ainsi cela m’aide à combattre la dégradation, le ridicule et l’horreur extrêmes d’avoir engendré un infini de sentiment et de pensée dans une existence finie. »
DES FIGURES FÉMININES OBSÉDANTES
Si la relation de Nabokov avec Véra n’apparaît jamais sans filtre dans ses fictions, son oeuvre romanesque met en revanche régulièrement en scène un écrivain – poète ou romancier, débutant ou confirmé, souvent un Russe émigré – et son épouse. Premières lectrices sans être elles-mêmes écrivains, conseillères dévouées à l’âme poète, soutiens fidèles, Claire Bishop dans La Vraie Vie de
Sebastian Knight, Sybil Shade dans Feu pâle, Zina Mertz dans Le Don apparaissent comme autant de variations de Véra. Enfin, dans Regarde, regarde les arle
quins !, dernier roman publié de son vivant par l’auteur et considéré par plusieurs spécialistes comme une « autobiographie
oblique », le narrateur Vadim Vadimovitch désigne sa compagne par ce même « tu » que Nabokov utilise dans Autres rivages pour s’adresser à Véra. « Nabokov lève ainsi fugitivement le voile, nous laissant entrevoir sa définition de ce qu’est l’amour dans un mariage heureux : il agit sur les êtres de la même manière que l’art, il les sublime et leur permet de se dépasser », explique Brian Boyd.
Omniprésente à ses côtés et inspiratrice de nombreux poèmes, Véra est constamment à l’esprit de Nabokov quand il crée ses personnages. Cependant, ses nouvelles et ses romans sont peuplés d’autres figures féminines, complexes, inquiétantes parfois, obsédantes pour nombre d’entre elles, qui disent beaucoup du rapport de l’auteur au sexe opposé, à la langue et, surtout, à sa patrie d’origine. Ainsi Lolita, la plus célèbre d’entre elles, n’est-elle pas une figure à part : « Elle a été précédée par d’autres “nymphettes”, notamment dans Invitation au supplice et L’Enchanteur, sorte de brouillon du célèbre roman de 1955. Et aussi par une jeune fille manipulatrice dans Rire dans la nuit », précise Maurice Couturier, spécialiste de Nabokov qui a notamment dirigé l’édition en Pléiade de ses oeuvres romanesques. « Dans Ada, le personnage
éponyme, “delphinette” et non “nymphette” au début, est une fillette puis une femme adulte aimée passionnément par son frère (son cousin aux yeux de l’état civil) ; elle est douée d’une intelligence, d’une imagination, d’une sensualité et d’une culture littéraire et scientifique que ne possédait aucun des autres personnages
féminins de Nabokov. » L’amour incestueux entre Ada et Van Veen, et la « faute » qui en est l’origine, apparaît cependant comme moins immoral que l’histoire de
Lolita, les deux exilés ayant le même âge et une culture commune. Leur amour, décrit comme sensuel et flamboyant malgré l’éloignement, semble faire écho à la longévité de celui qui unit Nabokov à son épouse.
L’AMOUR OU LE PAYS PERDU
Derrière ces multiples figures, faut-il néanmoins lire davantage que le regard porté par l’écrivain sur la gent féminine, comme le suggèrent les nombreux commentaires que Nabokov fait de ses écrits. À propos du Don (1938), qui clôt avec
L’Enchanteur sa période russe, il déclarait par exemple : « C’est le dernier roman que j’ai écrit, ou écrirai jamais, en russe.
Son héroïne n’est pas Zina, mais la littérature russe. » Il indiquait aussi au sujet de son premier roman, Machenka : « Je me rends compte à présent que la langue russe, par sa syntaxe, par ses sonorités, était éminemment féminine », confirmant l’assimilation récurrente sous sa plume de la féminité à l’âme slave.
Cette fusion entre la femme aimée et le pays natal perdu à jamais s’avère en effet particulièrement frappante dans
Machenka, écrit l’année de son mariage avec Véra. Le héros, Ganine, émigré russe à Berlin, apprend la venue de son amour de jeunesse et décide de l’intercepter à la gare. Dans l’attente de ce moment, le roman oscille entre la description de la rudesse de l’exil et le récit de l’été où le héros a rencontré Machenka. Très vite, les traits, le parfum, les couleurs de l’être aimé se confondent avec les paysages russes ; le souvenir des champs moissonnés, des dernières framboises sucrées de la fin août et de la rivière supplante en émotion celui du visage de la jeune fille. Le couple doit s’aimer en secret, ce qui l’oblige à trouver refuge dans la gloriette d’un parc, puis sur la terrasse d’un manoir. Cependant, une fois transplantées dans l’hiver rigoureux de Saint-Pétersbourg, leurs amours sont désorientées. Le personnage de Machenka est inspiré de l’amour de jeunesse de Nabokov, Tamara, à qui il consacre un chapitre dans son autobiographie Autres
rivages. D’emblée, la rencontre entre l’adolescente de 15 ans et l’auteur d’un an son aîné est associée à un lieu : « la campagne rude mais avenante […] juste au sud de Saint-Pétersbourg », où l’écrivain passa tous ses étés jusqu’à la Révolution russe. Tamara est une apparition dans un bois, sa créature « engendrée là, parmi ces arbres attentifs, avec la perfection silencieuse d’une manifestation mythologique ». Le chapitre s’achève le jour où il éprouve pour la première fois le choc de l’exil. Il a fui en Crimée avec sa famille en 1917 et tient dans sa main une lettre de Tamara, dont la prose ressuscite avec « une intensité poignante chaque souffle de feuille humide, chaque fronde de fougère roussie par l’automne dans la campagne de Saint-Pétersbourg. » « Dès lors, pendant plusieurs années, jusqu’à ce que le fait d’avoir écrit un roman m’eût délivré de cette émotion féconde, un parallèle s’établit à mes yeux entre la perte de mon pays et la perte de mon amour », écrit-il.
LA TENTATION DE L’EXTRÊME
Attiré par les caractères complexes, Nabokov a toujours regardé vers les extrêmes en matière d’amour – de la relation incestueuse de Van et Ada au dévouement masochiste de Pnine, héros du roman éponyme inlassablement épris de son ex-femme qui le maltraite constamment. Ses dernières fictions (La Transparence des choses, Regarde, regarde les arlequins !, L’Original de Laura) réunies dans le troisième tome de ses
OEuvres romanesques complètes à la Pléiade [voir encadré] dénotent un intérêt croissant pour l’érosion du désir et l’hu
miliation sexuelle. « Il s’agit pour Nabokov de se positionner contre la glorification de la liberté sexuelle de la fin des années 1960 et des années 1970, de dire “Ceci n’est pas de l’amour, ni de la tendresse” », affirme Brian Boyd. De qui, de quoi sommes-nous vraiment amoureux quand on aime ? De Machenka à L’Original de Laura, Nabokov a sondé les mille et une facettes de l’amour, le sublimant comme pour atteindre une vérité des êtres.