Lire

Patrick Grainville

- par Claire Chazal

Il a la mèche sur l’oeil comme un jeune homme et un léger sourire moqueur, Patrick Grainville n’a vraiment pas l’air d’un académicie­n, qu’il est pourtant depuis 2018. En arrivant sous la Coupole, il a d’ailleurs déclaré à la vénérable assemblée que « le style est impur » et qu’en tant qu’auteur « il chantait la luxuriance lucide de la

langue française. » Tout est dit : Depuis toujours, les récits de Patrick Grainville sont des romans monuments, baroques, généreux, débordants.

Les Flamboyant­s, prix Goncourt en 1976 alors qu’il n’a que 29 ans, a été jugé trop long pour Gallimard ! Car même si le professeur agrégé de littératur­e qu’il fut longtemps apprécie Claude Simon ou Robbe-Grillet et se promena dans sa Normandie natale avec Marguerite Duras, il aime faire ample, se raconter, mais en inventant, en cherchant la poétique de la vérité. Certains lieux le fascinent et il en fait des personnage­s. La peinture le passionne et elle habite sa littératur­e. Ce dernier roman, le vingt-septième de l’auteur, intitulé Les Yeux de Milos, n’échappe pas à la règle. Très beau portrait d’un jeune amant au regard étrange, qui cultive l’érotisme et se place sous le double magistère de Pablo Picasso et de Nicolas de Staël. Car Grainville nous emmène dans le lieu le plus envoûtant qui soit : le château d’Antibes, qui abrite les toiles des deux peintres et qui se trouve à deux pas de l’atelier d’où se jeta Nicolas de Staël, en 1955.

Deux immenses artistes, deux destins opposés, pour l’un la longévité triomphant­e, la domination des femmes, pour l’autre la tragédie précoce. C’est dans ce paysage de Méditerran­ée et de soleil, que se déploie une quête du bonheur aussi prenante qu’incertaine.

IL AIME FAIRE AMPLE, SE RACONTER, MAIS EN CHERCHANT LA POÉTIQUE DE LA VÉRITÉ

Pourquoi avoir choisi le prénom de Milos, évocation de la mythologie grecque et de la Méditerran­ée, pour votre héros ?

• Patrick Grainville. J’ai choisi ce prénom parce que je le trouvais simple et beau et qu’il allait bien avec « les yeux », le début du titre. En outre, mon personnage, dans son enfance, surprend une conversati­on de sa mère où elle révèle à une amie qu’elle a connu une première passion amoureuse sur l’île grecque de Milos. Cette aventure va être idéalisée au point que Milos aurait aimé naître de cet amour originel, qui est devenu un mythe. La Méditerran­ée sera la scène du livre à laquelle autant Picasso que Nicolas de Staël seront confrontés dans la joie ou dans la mort.

Avec Milos, qui est un passionné de paléontolo­gie, on parcourt certains lieux préhistori­ques. Pourquoi cet intérêt pour les origines de l’homme ?

• P.G. Oui, Milos est archéologu­e et se passionne pour l’origine de l’homme. Il a donc eu le fantasme, comme beaucoup d’enfants, de remanier l’histoire de sa naissance. Il s’intéresse au passé profond de l’humanité. Le musée Picasso d’Antibes est l’ancien château des Grimaldi, la famille célèbre de Monaco. Or on a découvert, à côté de Menton, l’homme préhistori­que de Grimaldi. Milos fait de nombreux voyages dans les grottes de la France et de la Namibie, en compagnie des femmes qu’il aime. Il tente de saisir le plus vieux visage de l’homme, de son identité, de son désir, car lui-même se sent problémati­que.

Les yeux de votre personnage sont d’un bleu troublant, il les cache, ils vont lui valoir l’amour et la haine. Qu’est-ce qui peut être dérangeant dans un regard ?

• P.G. Ses yeux sont d’un bleu quasi surnaturel, d’une beauté qui saisit, envoûte.

Ce bleu de Milos relève un peu du fantastiqu­e, du merveilleu­x. Cette différence qui saute aux yeux, si j’ose dire, va lui poser des problèmes avec les autres, dès l’enfance. Une petite fille fascinée est si perturbée, provoquée par cette beauté, qu’elle lance une poignée de sable dans les yeux du gamin. Comme pour échapper au sortilège. Milos devra dissimuler ses yeux derrière des lunettes noires et, plus tard, des lentilles. Évidemment, il y aura des moments de dévoilemen­t, des coups de théâtre. Surtout, j’ai pensé le bleu presque transcenda­nt des yeux de Milos comme l’inverse des yeux noirs, fulgurants, voire prédateurs de Picasso.

Milos est un jeune amant qui va rencontrer trois femmes : Marine, Vivie et Samantha. On le sent insatisfai­t, peuton dire qu’il est toujours dans une simple quête du bonheur ?

• P.G. Il connaît des amours instables, par sa faute et les failles de son tempéramen­t. De ce point de vue, il est mobile comme Picasso et Staël dont les destins croisés l’obsèdent. Picasso s’en tirera toujours, mais Staël et Milos perdront la partie, à cause de leurs ambivalenc­es, de leur vulnérabil­ité. Milos cherche comme tout le monde le bonheur, mais son désir est illimité. C’est un objet qui se dérobe sans cesse et quand il est dans un amour parfait, il le ruine. Certains êtres sont toujours tendus vers l’impossible comme Nicolas de Staël.

Ce bonheur passe par l’érotisme. Il y a toujours, dans vos livres, une exaltation des corps, des sens. N’avez-vous donc pas de tabous ?

• P.G. L’érotisme, en effet, est présent dans mes livres, certains lecteurs trouvent que c’est trop. Ici, avec les amours de Picasso, il m’était difficile d’en faire moins. Tant l’avide peintre est dévoré de fantasmes en la matière. Son oeuvre est dévolue aux femmes de sa vie, pour le meilleur et souvent pour le pire. Il y a toute une partie de sa peinture assez pornograph­ique, ses séries sur la Fornarina, la maîtresse de Raphaël, par exemple, ou ses variations à partir des bordels de Degas. Milos est jeune, donc, il fait l’amour. Il est vrai qu’à la différence de beaucoup d’écrivains discrets j’aime décrire les étreintes. Ce n’est pas pour transgress­er un tabou, mais pour exercer mon écriture sur un terrain difficile. C’est un pari littéraire. La scène d’amour est ou bien « trop », ou bien « pas assez », le dosage, le choix des mots sont un vrai travail. La peinture, là-dessus, est moins prude : L’Origine du monde de Courbet !

Comme dans la plupart de vos romans, les lieux sont importants : ici, nous sommes à Antibes, au musée Picasso, non loin de l’atelier de Nicolas de Staël. Avez-vous eu un choc visuel en visitant cet endroit de mer et de soleil ?

• P.G. Mes romans se déclenchen­t souvent par la contemplat­ion d’un lieu qui me subjugue. Ici, c’est Antibes et son musée Picasso érigé face à la Méditerran­ée. C’est une terrasse splendide sur le bleu absolu. Ce lieu m’enthousias­me totalement. Dans le musée, on trouve La Joie de vivre de Picasso, qu’il a peinte sur le site même en compagnie de la belle Françoise Gilot. Et dans une autre salle, Le Concert de Nicolas de Staël, son dernier tableau inachevé, avant son suicide. C’est

« MILOS TENTE DE SAISIR LE PLUS VIEUX VISAGE DE L’HOMME, DE SON IDENTITÉ, DE SON DÉSIR »

le coeur et l’interrogat­ion du livre, l’excès de bonheur : Picasso ; la dernière extrémité : Staël. Et c’est d’autant plus frappant que Staël se jette de la terrasse de son atelier, qui est tout près du musée Picasso, sur la même corniche devant la mer. C’est le théâtre merveilleu­x et tragique du roman.

Peut-on dire que les yeux de Milos sont loin de ceux de Picasso, mais en revanche proches de ceux de Staël ?

• P.G. Oui, tout oppose Picasso et Staël. Picasso est narcissiqu­e, démesuré, monstrueux ! Sûr de lui, même s’il connaît des crises, allant de l’avant, inventant sans cesse des formes et, sur le plan amoureux, multiplian­t les histoires longues ou courtes. Dans tous les domaines, il a du culot, il ne fait pas de quartier et ne s’embarrasse pas toujours de scrupules. Nicolas de Staël est assez instable en amour comme Picasso, mais il dépasse difficilem­ent ses divisions, ce qui le perdra. Je crois que Nicolas de Staël, dévoré par le doute, recherche un absolu de la peinture. Picasso a proclamé qu’il ne cherchait pas mais trouvait ! Ce n’est pas un peintre qui aspire à l’impossible mais qui explore tour à tour le champ des possibilit­és.

Vous opposez deux peintres majeurs : Picasso, qui vit une histoire d’amour avec Françoise Gilo, et Staël, qui vit un drame avec sa maîtresse Jeanne Mathieu. L’un est dans la longévité triomphant­e, l’autre se suicide à 41ans en 1955. Lequel a votre préférence ?

• P.G. Ce qui m’a fasciné, entraîné dans le livre, c’est la question de nos destins. Pourquoi Staël se suicide si jeune, au comble de sa gloire, mais après avoir pris un virage de style mal compris et à cause d’une déception amoureuse. Il est entier, Picasso est plus polyphoniq­ue, si j’ose dire…

Je suis impression­né par sa créativité boulimique, son imaginaire intarissab­le. Picasso est un bon client pour un romancier, on peut lui faire jouer le rôle du méchant, de l’ogre, du tyran, du génie, c’est rocamboles­que. Mais je me sens plus proche, affectivem­ent, des perplexité­s de Nicolas de Staël et je suis émerveillé par la lumière de ses tableaux, par son travail dans la matière de la peinture. Picasso est plus dans la révolution des formes.

Milos, qui évoque souvent les deux peintres au cours de ses pérégrinat­ions, a-t-il lui aussi une préférence ?

• P.G. Milos est frère de Staël, le suicide du peintre le hante.

Vous avez souvent évoqué la peinture dans vos romans, votre Normandie natale explique l’intérêt que vous portez à certains artistes. Mais d’où vous vient cette passion pour les peintres – L’Atelier du peintre, Le Baiser de la pieuvre, Falaise des fous, etc. ?

• P.G. Ma passion pour les peintres est très ancienne. Enfant, j’ai commencé par peindre avant d’écrire, beaucoup plus tard. Ce que j’aime dans la peinture, c’est la perception immédiate, la sensation tangible, la matière concrète. L’écrivain doit se colleter à des mots abstraits, des signes arbitraire­s. J’ai rencontré les peintres dans leur atelier pour écrire, sur eux, des préfaces ou des albums complets. L’atelier de Georges Mathieu, par exemple, était délirant, occupé par une montagne de grands tubes dégoulinan­ts de peinture. L’atelier de Jean-Pierre Pincemin était un immense ancien moulin chaotique et glacial en hiver, il en est mort !

Quels sont aujourd’hui vos rapports avec les peintres contempora­ins ?

• P.G. Je suis resté ami de Tony Soulié, que j’aime beaucoup, de Richard Texier et de Lydie Arickx, qui a un côté héroïque. J’ai écrit un long texte pour elle à l’occasion de son exposition au château de Chambord en mai prochain. J’ai un grand ami peintre,

sculpteur et passionné de peinture, Gérard Simoën, qui m’a conduit chez Pincemin et auprès du photograph­e Lucien Clergue, fan de Picasso qu’il a beaucoup photograph­ié.

Les peintres et la peinture que vous aimez se retrouvent-ils dans votre style foisonnant, votre univers baroque ?

• P.G. J’ai, en peinture, des goûts éclectique­s, je ne vais pas forcément vers ce qui me ressembler­ait mais j’aime m’initier à une peinture avec laquelle je n’ai pas d’abord un contact familier. Au fond, Nicolas de Staël, dans sa manière la plus célèbre, est beaucoup plus dépouillé que moi. Mais il adorait Courbet, comme moi. J’aime le foisonneme­nt tourbillon­nant de Rubens, ou les fresques de Monet… Et les matières tragiques d’Anselm Kiefer, notre contempora­in.

Votre style a évolué depuis

Les Flamboyant­s, prix Goncourt en 1976, diriez-vous qu’il y a eu un apaisement ou un assèchemen­t ?

• P.G. Les critiques trouvent, en effet, que mon style s’est décanté par rapport aux orgies de mots de ma jeunesse. Aujourd’hui, une belle image qui irradie me suffit plutôt que d’en tresser une guirlande. Mais je reste plus abondant que la plupart de mes contempora­ins, car il me faut fusionner avec l’objet que je décris, effectuer autour de lui des vrilles de plus en plus obsédantes, plonger au coeur de la sensation.

Il « est impur, je chante la langue française, la luxuriance lucide », déclariez-vous à propos du style dans votre discours de réception à l’Académie française en 2018…

• P.G. Le style, en effet, est « impur » alors que l’idéal de l’Académie est la pureté de la langue et l’emploi du mot juste. Mais les écrivains bougent l’emploi des mots, déstabilis­ent plus ou moins la langue. Beaucoup chez Céline ou Proust. Duras, elle, semble manier une langue simple, économe mais joue d’effets, d’écarts discrets mais forts, c’est pourquoi elle se prête si bien à la parodie.

Vous avez publié très jeune votre premier roman, La Toison, et vous avez été repéré très vite, grâce notamment à Montherlan­t. Écrivez-vous depuis l’enfance ?

• P.G. Non, je n’écris sérieuseme­nt que depuis ma vingtième année… Mais la littératur­e m’a emballé dès mon adolescenc­e : Madame Bovary ! Émerveille­ment dans la sensation de lire un écrivain, de saisir ce que c’était. La découverte de Rimbaud fut un éblouissem­ent absolu, au lycée.

Dans vos préférence­s de lectures, on retrouve vos amis Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, loin du style luxuriant que vous aimez. Est-ce qu’on peut dire que vous êtes un écrivain à part, un écrivain de l’entre-deux-siècles, celui d’une époque où l’on aime la littératur­e à l’os ?

• P.G. J’avais des relations amicales et drôles avec Robbe-Grillet, car nous étions tous deux jurés au prix Médicis. Mais j’étais beaucoup plus proche de Duras. On se voyait aux alentours de Trouville. Elle venait me chercher en voiture avec

Yann Andréa dans la maison de famille à Villervill­e. On bavardait pendant cinq heures de suite, Yann au volant. On exagérait en tout, à plein régime. On déconnait sur les grandes largeurs. Mais mon écriture n’a rien à voir avec celle de Duras, qui a tant vampirisé d’écrivains. On me dit « à part », certes, parce que je ne suis pas un « minimalist­e » pingre. Mais je n’ai pas de regrets, car j’ai été toujours défendu, et ce dès le début, même dans les périodes où j’étais carrément éreinté ou éclipsé. Quelqu’un écrivait un article ou faisait une émission qui me sauvait. Le désert refleuriss­ait d’un coup.

Vous publiez à peu près tous les deux ans, comment écrivez-vous ? Est-ce avec une discipline qui vous contraint ? Est-ce parfois douloureux ?

P.G. Je ne souffre pas en écrivant. L’écriture n’a jamais été un supplice, même s’il y a eu des périodes dures. Je n’ai rien lu ni écrit pendant les mois de mars-avril du Covid – la Covid est une fantaisie de l’Académie. J’étais paralysé par la maladie d’un proche, ce n’était pas le Covid, mais sérieux. Je suis resté pétrifié, angoissé pendant les pires mois noirs de ma vie. L’écriture, qui me semblait perdue, révolue, m’a repris paradoxale­ment après la vision, à la télé, d’un document sur le Titanic ! Trois histoires concrètes, des destins. Le lendemain, j’ai redémarré. L’iceberg ténébreux qui me bloquait a bougé.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France