LA MALÉDICTION LITTÉRAIRE : MYTHE ET RÉALITÉ
Une vie de misère et de malchance est-elle un signe d’élection pour les écrivains ? Et comment en sommes-nous venus à lier talent et infortunes existentielles ? Petite histoire de ce mal nécessaire, parfois désiré, pour espérer entrer dans la légende.
L «e génie d’un auteur naît de ses malheurs. » Cette surprenante croyance sous-entend que, dans notre imaginaire contemporain, le grand écrivain serait celui qui vit sous le poids d’une malédiction. Liée à Verlaine qui en propulse le mythe en s’érigeant lui-même en parfait maudit (« Or ceux-là qui sont nés sous le signe SATURNE »), la question de la malédiction se retrouve solidement ancrée aujourd’hui dans la littérature et dans la culture de masse. Stratégie de lutte et de positionnement pour l’auteur, le concept de malédiction a contribué à la création d’une perception sacrée de la littérature. Il est d’ailleurs très ancien : aussi loin que remonte l’écriture, en passant par Rutebeuf, Villon ou encore Le Tasse, il existe de fortes chances que la souffrance se trouve à son origine.
IL MEURT JEUNE, CELUI QUE LES DIEUX AIMENT
Depuis le xviiie siècle, on a mis en rapport la souffrance et le talent littéraire, un dualisme d’origine chrétienne qui a laissé croire que la maladie appartient au génie. C’est d’ailleurs ce que relève Michel Houellebecq à propos de la souffrance dans Rester vivant : « Ce ressentiment est nécessaire à toute création artistique véritable. » Au cours du xxe siècle, la malédiction a d’abord été récupérée pour des raisons politiques – Céline et Brasillach, jugés pour leurs positions antisémites et pro-allemandes (qui valurent à Brasillach d’être fusillé) et pour cela étiquetés « maudits » –, puis, plus récemment, par des écrivains comme Houellebecq, Guibert et Nabe au travers de leurs provocations médiatiques, ou encore par Michon et Goffette qui ont fictionnalisé les vies de certains auteurs maudits.
Mais à quelle période et comment cette idée de malédiction a-t-elle commencé à émerger dans l’histoire littéraire ? Comme l’affirme le critique Jean-Luc Steinmetz, c’est l’exemple de « trois destinées singulières et exceptionnelles » à savoir celles de Malfilâtre (poète doué et indigent mort à 34 ans), de Nicolas Gilbert (mort à 30 ans après avoir écrit un Hymne à la vie) et de Chénier (guillotiné à 31 ans et reconnu après sa mort) qui s’impose à la génération romantique comme modèles à imiter. Le xixe siècle voit se multiplier les publications sur les auteurs disparus tragiquement et dont les vies ont été marquées par le malheur.
Ainsi Les Grands Poètes malheureux, une anthologie dans laquelle l’auteur Bins de Saint-Victor s’attache à démontrer comment « presque tous les poètes ont été malheureux ». Toutefois, à la suite d’un événement dramatique inattendu, ce phénomène subit un glissement : en février 1832, Auguste Le Bras et
Victor Escousse, respectivement âgés d’à peine 19 ans et 21 ans se suicident ensemble. Ces deux jeunes auteurs voyaient là le seul moyen permettant de se construire une carrière et de voir leurs noms sur les pages des journaux. Leur disparition fut donc la première mort d’auteurs à être vraiment médiatisée : journaux, débats et finalement chansons, avec notamment Béranger, firent de ces jeunes les premiers d’une nouvelle génération. La presse, à juste titre, se demandait si « le sentiment qui arma Escousse et Le Bras n’était pas le secret désir de se créer par le suicide ». Élisa Mercoeur, Jean-Georges Farcy, Charles Dovalle, Alphonse Rabbe prolongent par la suite la liste des infortunés, voyant eux aussi, dans la mort, une possible reconnaissance.
À cette époque, il existe une croyance selon laquelle tous ces jeunes « seront sauvés de l’oubli par leurs confrères, par le jugement de la postérité ». Cette valorisation de la souffrance, ou même de l’échec, se retrouve dans plusieurs textes d’Alfred de Vigny. En 1835, il met