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LA MALÉDICTIO­N LITTÉRAIRE : MYTHE ET RÉALITÉ

Une vie de misère et de malchance est-elle un signe d’élection pour les écrivains ? Et comment en sommes-nous venus à lier talent et infortunes existentie­lles ? Petite histoire de ce mal nécessaire, parfois désiré, pour espérer entrer dans la légende.

- Par Gianpaolo Furgiuele*

L «e génie d’un auteur naît de ses malheurs. » Cette surprenant­e croyance sous-entend que, dans notre imaginaire contempora­in, le grand écrivain serait celui qui vit sous le poids d’une malédictio­n. Liée à Verlaine qui en propulse le mythe en s’érigeant lui-même en parfait maudit (« Or ceux-là qui sont nés sous le signe SATURNE »), la question de la malédictio­n se retrouve solidement ancrée aujourd’hui dans la littératur­e et dans la culture de masse. Stratégie de lutte et de positionne­ment pour l’auteur, le concept de malédictio­n a contribué à la création d’une perception sacrée de la littératur­e. Il est d’ailleurs très ancien : aussi loin que remonte l’écriture, en passant par Rutebeuf, Villon ou encore Le Tasse, il existe de fortes chances que la souffrance se trouve à son origine.

IL MEURT JEUNE, CELUI QUE LES DIEUX AIMENT

Depuis le xviiie siècle, on a mis en rapport la souffrance et le talent littéraire, un dualisme d’origine chrétienne qui a laissé croire que la maladie appartient au génie. C’est d’ailleurs ce que relève Michel Houellebec­q à propos de la souffrance dans Rester vivant : « Ce ressentime­nt est nécessaire à toute création artistique véritable. » Au cours du xxe siècle, la malédictio­n a d’abord été récupérée pour des raisons politiques – Céline et Brasillach, jugés pour leurs positions antisémite­s et pro-allemandes (qui valurent à Brasillach d’être fusillé) et pour cela étiquetés « maudits » –, puis, plus récemment, par des écrivains comme Houellebec­q, Guibert et Nabe au travers de leurs provocatio­ns médiatique­s, ou encore par Michon et Goffette qui ont fictionnal­isé les vies de certains auteurs maudits.

Mais à quelle période et comment cette idée de malédictio­n a-t-elle commencé à émerger dans l’histoire littéraire ? Comme l’affirme le critique Jean-Luc Steinmetz, c’est l’exemple de « trois destinées singulière­s et exceptionn­elles » à savoir celles de Malfilâtre (poète doué et indigent mort à 34 ans), de Nicolas Gilbert (mort à 30 ans après avoir écrit un Hymne à la vie) et de Chénier (guillotiné à 31 ans et reconnu après sa mort) qui s’impose à la génération romantique comme modèles à imiter. Le xixe siècle voit se multiplier les publicatio­ns sur les auteurs disparus tragiqueme­nt et dont les vies ont été marquées par le malheur.

Ainsi Les Grands Poètes malheureux, une anthologie dans laquelle l’auteur Bins de Saint-Victor s’attache à démontrer comment « presque tous les poètes ont été malheureux ». Toutefois, à la suite d’un événement dramatique inattendu, ce phénomène subit un glissement : en février 1832, Auguste Le Bras et

Victor Escousse, respective­ment âgés d’à peine 19 ans et 21 ans se suicident ensemble. Ces deux jeunes auteurs voyaient là le seul moyen permettant de se construire une carrière et de voir leurs noms sur les pages des journaux. Leur disparitio­n fut donc la première mort d’auteurs à être vraiment médiatisée : journaux, débats et finalement chansons, avec notamment Béranger, firent de ces jeunes les premiers d’une nouvelle génération. La presse, à juste titre, se demandait si « le sentiment qui arma Escousse et Le Bras n’était pas le secret désir de se créer par le suicide ». Élisa Mercoeur, Jean-Georges Farcy, Charles Dovalle, Alphonse Rabbe prolongent par la suite la liste des infortunés, voyant eux aussi, dans la mort, une possible reconnaiss­ance.

À cette époque, il existe une croyance selon laquelle tous ces jeunes « seront sauvés de l’oubli par leurs confrères, par le jugement de la postérité ». Cette valorisati­on de la souffrance, ou même de l’échec, se retrouve dans plusieurs textes d’Alfred de Vigny. En 1835, il met

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L’auteur antisémite Robert Brasillach lors de son procès en 1945.
 ??  ?? Gravure représenta­nt le poète anglais Thomas Chatterton gisant sur son lit de mort après son suicide, à l’âge de 18 ans.
Gravure représenta­nt le poète anglais Thomas Chatterton gisant sur son lit de mort après son suicide, à l’âge de 18 ans.

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