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PETITE HISTOIRE DE « LA CONJURATIO­N DES IMBÉCILES »

- Jean Montenot

Voici un bel exemple de livre maudit : son auteur, John Kennedy Toole mit fin à ses jours en partie parce qu’il n’avait pas réussi à le faire éditer. Plus d’une décennie après sa mort, Thelma Toole, sa mère, parvint à le faire publier. Le succès fut immédiat et le livre, aujourd’hui devenu un classique, obtint le prix Pulitzer en 1981.

Lorsqu’il décida d’en finir avec la vie en 1969, John Kennedy Toole avait 32 ans. Élevé dans une famille de la classe moyenne à La Nouvelle-Orléans, sa ville natale, il étudia d’abord à l’université locale de Tulane, puis à celle de Columbia à New York, terminant son cursus de littératur­e anglaise tout en enseignant dans divers collèges. Appelé sous les drapeaux en 1961, il fut chargé d’apprendre l’anglais aux conscrits hispanopho­nes de

Porto Rico et commença la rédaction de La Conjuratio­n des imbéciles. Il l’acheva à La Nouvelle-Orléans où il revint vivre auprès de sa mère, Thelma. Tous les éditeurs que Toole avait contactés refusèrent de le publier. Ken, ainsi qu’on l’appelait d’ordinaire, en éprouva une profonde blessure tant il avait nourri ce roman de lui-même et de sa ville natale.

L’OBSTINATIO­N D’UNE MÈRE

Quand un éditeur new-yorkais envisagea enfin une parution, il exigea de si nombreuses modificati­ons que Toole finit par renoncer. Meurtri, il vécut ses dernières années empli par un profond sentiment d’échec. Des difficulté­s relationne­lles lui firent perdre sa charge d’enseigneme­nt et ses tendances dépressive­s prirent un tour obsessionn­el, voire paranoïaqu­e. Une énième dispute avec sa mère Thelma, en janvier 1969, le convainqui­t de louer une voiture pour une ultime randonnée dans le Sud. C’est à Biloxi, ville sur le détroit du Mississipp­i, qu’il mit fin à ses jours avec un tuyau d’arrosage relié au pot d’échappemen­t de sa voiture. Il avait laissé une lettre destinée à sa mère, que celle-ci détruisit, arguant qu’elle contenait

« des délires insensés ».

Thelma Toole dut surmonter sa propre dépression avant de se plonger dans

La Conjuratio­n des imbéciles, dont le manuscrit était resté pendant deux ans au sommet de l’armoire de l’ancienne chambre de son fils. Elle se jura de faire paraître ce livre. Elle envoya le texte à sept éditeurs et « chaque fois qu’on le lui renvoyait, elle mourait un peu ». Il fallut, pour parvenir à ses fins, qu’elle force le bureau de Walker Percy, écrivain devenu professeur à l’université de Loyola (La Nouvelle-Orléans). Celui-ci pensa avoir affaire à l’un de ces manuscrits dont on devine au bout d’une page qu’il n’a pas grande valeur. « Cette fois-ci, je continuais à lire, encore et encore. Au début, avec le sentiment déprimant que ce n’était pas assez mauvais pour en rester là. Ensuite, avec un vague titillemen­t d’intérêt. Puis, avec une excitation grandissan­te. Et finalement, avec une sorte d’incrédulit­é : il n’était pas possible que ce soit aussi bon. »

Walker Percy parvint non sans mal à faire éditer le livre en 1980 par la Louisiana State University Press. Il en rédigea la préface. La « roue de la Fortune », si chère au personnage principal du roman et à son auteur favori, Boèce – l’auteur de la Consolatio­n de la philosophi­e a d’ailleurs inspiré à Toole la structure du roman –, tourna enfin : moins d’un an après, l’ouvrage (et l’auteur à titre posthume) obtenait le prix Pulitzer.

ADULESCENT HYPOCONDRI­AQUE

La traduction du titre ne restitue pas l’allusion aux États confédérés du Sud dont faisait partie la Louisiane, « l’État qui a le plus fort pourcentag­e d’illettrés des E.-U. ». Ainsi, A Confederac­y of Dunces – littéralem­ent « une Confédérat­ion de cancres » – est d’abord une satire parfois désopilant­e, parfois aigre-douce, des habitants de La Nouvelle-Orléans du début des années 1960. Le titre est inspiré d’une épigramme de Swift : « Quand un

vrai génie apparaît en ce bas monde, on le peut reconnaîtr­e à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui. » Cette citation vaut aussi bien pour Toole que pour son personnage principal, Ignatius Jacques Reilly. Ce Tanguy américain est un ancien étudiant médiéviste âgé de 30 ans, un « adulescent » obèse et hypocondri­aque. Ayant remarqué que son ventre, analogon de son ego hypertroph­ié, gonflait à chaque contrariét­é, il est obsédé par « son anneau pylorique se fermant à n’importe quel moment, emplissant son estomac de gaz pris au piège et très mécontents de la situation sans issue qui leur était faite [au point qu’il] lui arrivait de se demander si son anneau pylorique, telle Cassandre, ne cherchait pas à lui dire quelque chose ». Si l’on peut oser une image paradoxale, son anneau éructant tenait lieu d’aiguille pour sa roue de la Fortune. Ignatius – dont on suit les évolutions dans les différente­s couches de la société bigarrée de La NouvelleOr­léans – confère à ce roman hors norme sa dimension picaresque.

UN ACTE D’ACCUSATION CONTRE NOTRE ÉPOQUE

Misanthrop­e par conviction et par prophylaxi­e personnell­es, Ignatius ne manque pas une occasion de rappeler avec dédain leurs travers à ses contempora­ins, qu’il les rencontre dans la rue ou les aperçoive sur les écrans de cinéma ou de télévision. Il a une haute idée de lui-même : « Décidé à ne fréquenter que mes égaux, je ne fréquente bien évidemment personne puisque je suis sans égal. » Convaincu que le monde est tombé bien bas depuis la fin du Moyen Âge, Ignatius écrit sur des cahiers « Big Chief » « les germes d’une magnifique étude d’histoire comparativ­e » destinée à former un jour « un long acte d’accusation contre notre époque » : « Avec la rupture du système médiéval, les dieux du Chaos, de la Démence et du Mauvais Goût prirent le dessus […]. » Ignatius n’est pas un progressis­te, mais sa mère le soupçonne d’être communiste : « Chaque jour je suis soumis à une chasse aux sorcières maccarthys­te dans cette bâtisse croulante ! Non ! Je te l’ai déjà dit ! Je ne suis pas un compagnon de route. » Il est vrai que, pour le maccarthys­me, tout intellectu­el était peu ou prou communiste.

Mais le roman relate aussi les amours platonique­s d’Ignatius (avec Myrna Minkoff, une beatnik new-yorkaise qu’Ignatius a connue à l’université et avec laquelle il continue d’entretenir une relation épistolair­e très singulière), délivre une formidable galerie de portraits (mention spéciale au malheureux agent Mancuso), montre Ignatius préparant le sauvetage d’une inconnue repérée sur une photo pornograph­ique et fomentant une révolution orgiaque…

Ce texte naguère maudit est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands romans produits par l’Amérique du

xxe siècle. Si vous ne l’avez pas lu, n’hésitez pas à vous y plonger, c’est aussi l’un des plus drôles. Même si, derrière la figure d’inadapté d’Ignatius, on peut percevoir la détresse de son auteur. *La Conjuratio­n des imbéciles (10/18, édition 2019).

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 ??  ?? John Kennedy Toole donne un cours d’anglais à des recrues hispanopho­nes à Fort Buchanan, Porto Rico, vers 1962-1963.
John Kennedy Toole donne un cours d’anglais à des recrues hispanopho­nes à Fort Buchanan, Porto Rico, vers 1962-1963.
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