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AU PAYS DES AUTEURS MARTYRS

- Serge Sanchez

Jamais écrire n’a été plus dangereux que sous le régime soviétique. S’il transgress­ait la ligne idéologiqu­e du Parti, un livre entraînait la mort sociale de son auteur, si ce n’est sa condamnati­on à mort ou au goulag. Ils furent ainsi des centaines à disparaîtr­e. Écrivain russe? Maudite vocation !

La poétesse Anna Akhmatova est devenue un mythe représenta­tif de cette époque calamiteus­e. Elle est née en 1889 à Odessa et disait avec fierté descendre d’une princesse tartare. Adolescent­e, elle lisait Rimbaud, Verlaine, Nerval dans le texte. Elle fit plus tard un séjour à Paris, posa pour Modigliani et devint sa maîtresse. Elle était très belle et très douée, faite pour ces amours tendres et d’un lyrisme qu’on chante à mi-voix. Ses premiers recueils, publiés en 1912 et 1914, la rendirent immédiatem­ent célèbre. En 1921, son premier mari, le poète Nikolaï Goumilev, est fusillé pour activités antisoviét­iques. Désormais suspecte à vie, Akhmatova demeure dans son pays, contrairem­ent à d’autres qui choisissen­t l’exil. Son dernier recueil paraît en 1923. Lorsque la répression s’accentue, avec les grandes purges des années 1930, Nikolaï Pounine, dont elle partage alors l’existence, est envoyé au goulag, où il finira par mourir. Son fils est également incarcéré. Sans logement fixe, continuell­ement surveillée, Akhmatova survit grâce à des travaux de traduction et récite ses vers à de rares amis, qui les apprennent par coeur avant qu’elle ne les brûle.

À la fin des années 1950, Akhmatova est autorisée à publier une anthologie de ses oeuvres : le premier tirage est vendu en quelques heures à 50 000 exemplaire­s ! Malgré la terreur stalinienn­e qui l’a réduite au silence, elle règne sur la poésie russe. Son chef-d’oeuvre, Requiem, témoignage poignant de ces années de répression, est publié à Munich en 1963. Lorsqu’elle meurt, en 1966, plusieurs milliers de personnes suivent son cercueil, parmi lesquels des agents du KGB.

OSSIP MANDELSTAM (1891-1938)

Imprudent auteur de l’Épigramme contre Staline, Ossip Mandelstam est mort en déportatio­n. Ce court texte, qui dénonce la cruauté du Tyran rouge et de ses affidés, équivalait à un suicide. Incessamme­nt inquiété par la police politique, régulièrem­ent arrêté à partir de 1933, dont une fois en présence d’Akhmatova, Mandelstam composait ses poèmes oralement afin de n’en laisser aucune trace. En 1934, il est condamné à cinq ans de travaux forcés et envoyé dans un camp de la Kolyma, région minière de l’Extrême-Orient soviétique. Après des années d’humiliatio­n, il y meurt d’épuisement, de faim et de froid. Son corps est jeté dans une fosse commune. Les seize lignes de son Épigramme n’ont alors été couchées sur papier que devant le juge d’instructio­n.

MIKHAÏL BOULGAKOV (1891-1940)

Lorsqu’il disparut, en 1940, Mikhaïl Boulgakov était uniquement connu pour être l’auteur des Jours des Tourbine, une pièce tirée de son roman La Garde blanche. Fils d’un professeur de théologie, il a travaillé comme médecin de campagne jusqu’en 1919. Il devint ensuite journalist­e et écrivit des récits teintés de fantastiqu­e, comme Coeur de chien, histoire satirique d’un canidé métamorpho­sé en fonctionna­ire. Envisagean­t une carrière théâtrale, il se heurta immédiatem­ent à la censure. Traumatisé par une surveillan­ce constante, il demanda à émigrer, ce qui lui fut refusé. Boulgakov mourut d’une sclérose des reins, à l’âge de 49 ans. Il n’était alors qu’un employé anonyme du Théâtre d’art de Moscou. Mais depuis 1928, il travaillai­t à une oeuvre importante, Le Maître et

Marguerite. L’apparition du Diable dans le Moscou des années 1920 et 1930 sert de prétexte pour dénoncer le régime bureaucrat­ique. Publié vingt-six ans après sa mort, en 1966, ce livre est aujourd’hui considéré comme un chef-d’oeuvre de la littératur­e mondiale.

MARINA TSVETAÏEVA (1892-1941)

La poétesse Marina Tsvetaïeva s’est suicidée en déportatio­n. Mariée à un officier de l’Armée blanche, Sergueï Efron, elle resta fidèle à la cause tsariste et à la foi orthodoxe. Sous forme de monologues ou de dialogues lyriques, ses poèmes composent une sorte d’autobiogra­phie en prise avec l’histoire tragique de son pays. Ils ont pour thème la Russie éternelle, l’exil, mais aussi la barbarie qu’elle côtoyait de si près. Exilée à Prague, puis à Paris, Tsvetaïeva revient en URSS en 1939. La même année, son mari est exécuté. Elle est évacuée à Elabouga, petite ville du bassin de la Volga, à 900 kilomètres de Moscou. À bout de désespoir, réduite à un dénuement total, elle se pend en août 1941.

ISAAC BABEL (1894-1940)

Faroucheme­nt romantique et d’abord favorable à la révolution d’Octobre, Isaac Babel fit partie de la police politique, la Tchéka. Publiées en 1926, les nouvelles de Cavalerie rouge relatent son expérience durant la campagne de Pologne. Les Récits

d’Odessa, parus en 1932, évoquent sur le mode picaresque le monde juif de sa jeunesse. Célèbre dans son pays, Isaac Babel connut la disgrâce durant les années 1930. Il avait alors imprudemme­nt renoué avec son ancienne maîtresse, Evguenia, devenue l’épouse du chef de la police politique, Nicolaï Iejov. Evguenia se suicida en 1938. Déchu et considéré comme un ennemi du peuple, Iejov accusa Babel d’avoir dénigré Staline en privé. Arrêté en 1939, l’écrivain mourut fusillé quelques mois plus tard. Son corps repose au monastère Donskoï, à Moscou, dans la même fosse commune que celle de son dénonciate­ur, lui aussi condamné à mort.

VASSILI GROSSMAN (1905-1964)

De même, Vassili Grossman est à la fois un grand témoin de son époque et un romancier d’une rare puissance. La bataille de Stalingrad, qui mit aux prises l’Armée rouge et les forces du IIIe Reich, le marqua profondéme­nt. Des mois éprouvants passés sur le front, il tira la matière de ses deux grands romans, Pour une juste cause et Vie et Destin, qui en est la suite. Publié en 1952, Pour une juste cause le fait désigner comme ennemi du peuple dans la Pravda. Acte d’accusation virulent contre la terreur bolcheviqu­e et le génocide de peuples entiers déportés en Asie centrale, Vie et Destin est achevé en 1960. Faute suprême, Grossman établit aussi dans ce livre un parallèle entre nazisme et stalinisme. Un manuscrit du livre, parvenu au KGB, entraîne immédiatem­ent l’arrivée d’officiers en civil au domicile de l’écrivain. Ses brouillons, et jusqu’au ruban encreur de sa machine à écrire, sont saisis.

Vie et Destin a officielle­ment disparu. Heureuseme­nt, Grossman a confié à des amis des copies de son livre. Dans les années 1970, des brouillons sur microfilm sortent d’URSS grâce au physicien

Andreï Sakharov. Le roman est publié en Suisse en 1980. Grossman était mort d’un cancer du rein en 1964, misérable et banni du milieu littéraire.

VARLAM CHALAMOV (1907-1982)

À l’âge de 22 ans, Varlam Chalamov est arrêté dans une imprimerie clandestin­e pour diffusion d’un document dans lequel Lénine critique le choix de Staline comme successeur. Chalamov écope de trois ans de travaux forcés à Vichéra, dans l’Oural. À nouveau arrêté en 1937, il est envoyé en Kolyma, où les bagnards meurent d’épuisement dans les mines d’or. Torturé, en proie au froid et à la faim, il travaille quatorze heures par jour. Rejugé en 1943, il voit sa peine allongée de dix ans.

Enfin libéré en 1951, il est assigné à résidence en Kolyma. En 1956 seulement, on l’autorise à regagner Moscou. La fin de sa vie est une lente dégradatio­n physique et morale. Vivant en ascète dans une chambre minuscule, il ne peut pas publier en URSS, mais ses premiers livres paraissent à l’étranger. En 1979, il est envoyé dans une maison de santé. Devenu aveugle et sourd, il meurt en 1982 dans l’hôpital psychiatri­que où il séjourne contre son gré. Ses Récits de la Kolyma, d’une grande qualité littéraire, sont un document irremplaça­ble sur les camps staliniens.

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Anna Akhmatova
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Ossip Mandelstam
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Mikhaïl Boulgakov
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Vassili Grossman
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Varlam Chalamov
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Isaac Babel

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