SURLES PAS GENTLEMAN CAMBRIOLEUR
Entre le château de Tancarville, l’abbaye de Jumièges et l’Aiguille creuse d’Étretat, un envoyé spécial de Lire s’était promené en pays de Caux, chéri par le fameux héros de Maurice Leblanc*.
Disons-le d’emblée, au risque de décevoir les amoureux d’Arsène Lupin : l’Aiguille creuse d’Étretat est pleine. Mais, on le sait, l’évidence géologique ne pèse pas lourd face au mythe romanesque. Et aujourd’hui encore, un siècle après la naissance du gentleman cambrioleur, les falaises de craie de la petite cité normande ne bruissent que de l’aiguille dite « creuse ». Des groupes de lupinophiles japonais y viennent en pèlerinage. On les voit arpenter pensivement les abords du trou numéro 10 du golf d’Étretat, à l’emplacement jadis occupé par le petit fort de Fréfossé, entrée secrète du repaire de
Lupin. De temps à autre, on signale même des plongeurs qui tentent de découvrir un hypothétique accès sous-marin vers le fameux trésor – rappelons que La Joconde était censée s’y trouver… Le voilà peut-être, le plus beau coup de la carrière mouvementée de Raoul d’Andrésy, alias Arsène Lupin : s’être inscrit dans la géographie de cette Normandie que son créateur, Maurice Leblanc, chérissait plus que tout au monde.
FLAUBERT ET MAUPASSANT, SES DEUX AÎNÉS NORMANDS
« Mon grand-père était un rêveur sédentaire qui a passé sa vie à arpenter le pays de Caux – ce triangle d’or Dieppe-Le Havre-Rouen – à pied, à vélo puis dans sa Panhard », raconte sa petite-fille, Florence Boespflug-Leblanc. C’est là, des falaises de la Seine à celles de la Manche, dans cette terre de craie et de haies, qu’Arsène Lupin accomplit la plupart de ses méfaits. Ce personnage sinueux se fond à merveille dans les méandres de la Seine et les petits chemins ondulants des collines cauchoises.
Son créateur, Maurice Leblanc, est né un peu plus en amont à Rouen, en 1864. C’est le chirurgien Achille Flaubert, frère de l’auteur de Madame Bovary, qui pratiqua l’accouchement. Le père d’Arsène Lupin n’aura de cesse, tout au long de sa vie, de s’inventer une filiation littéraire avec ses deux glorieux aînés
normands, Gustave Flaubert et Guy de Maupassant. Alors qu’il débute à peine son activité romanesque, en 1891, il assure avoir rendu timidement visite à l’auteur de Bel-Ami dans sa villa d’Étretat. « Dix fois, j’allai jusqu’à la porte, sans oser sonner […]. Enfin, un jour, je me décidai à pénétrer à La Guillette. Je reçus un très bon accueil. » Une scène dont les biographes doutent fortement. On notera cependant, au chapitre des coïncidences, que Maupassant fit, en 1877, de très longs repérages autour de l’aiguille d’Étretat, croquis à l’appui, pour le compte de son maître Flaubert, qui y fera déambuler Bouvard et Pécuchet. Et n’était-ce pas inconsciemment pour prolonger cette filiation que Maurice Leblanc achètera une villa voisine de celle de Maupassant à Étretat ? Il la baptise le « Clos Lupin ». « C’est mon meilleur Lupin », avait-il coutume de plaisanter. Sa connaissance du pays de Caux ne souffre en revanche aucune contestation.
Enfant, il passe toutes ses vacances dans la belle demeure de son oncle, à Jumièges, au coeur bucolique d’une boucle de la Seine. Sur la façade de la maison claire à tourelles, qui abrite aujourd’hui la poste et l’office de tourisme, une plaque lui est dédiée. En face, les ruines de l’abbaye de Jumièges dressent leurs hautes tours blanches dans le ciel normand. Ce stupéfiant vestige médiéval constituera, avec six autres abbayes cauchoises, la clé de La Comtesse de Cagliostro, l’un des meilleurs Lupin. On se souvient qu’après avoir goûté aux plaisirs de l’amour sur La Nonchalante, leur péniche qui descend paresseusement la Seine, Arsène et la perverse comtesse partent à la recherche d’un trésor. La piste les mène à un souterrain qui relie l’abbaye de Jumièges au manoir d’Agnès Sorel, maîtresse du roi Charles VII.
Encore une invention du feuilletoniste ? Peut-être pas… À l’endroit décrit, situé à Mesnil-sous-Jumièges, on peut encore voir un vieux manoir, envahi par le lierre et les ronces, à peine protégé par quelques barbelés. Dans le parc, une nuée d’oiseaux hitchcockiens festoient sur les pommiers qui saturent l’air de leur parfum sucré. Et l’on a soudain un coup au coeur lorsque, sur les ruines du mur d’enceinte, on devine une plaque, cachée par un marronnier : « Manoir Agnès Sorel »…
LES CHÂTEAUX, UN TERRAIN PROPICE
Si l’on se laisse glisser un peu en aval sur la Seine, on trouve l’abbaye de Saint-Wandrille, nouveau haut lieu de la geste lupinienne : Maurice Leblanc passa plusieurs étés dans ces ruines gothiques, louées par sa soeur, la célèbre comédienne Georgette Leblanc, et son amant, le poète symboliste belge et futur Prix Nobel de littérature, Maurice Maeterlinck. C’est à deux pas de là que le romancier a situé l’« étrange petit château féodal de Malaquis », dans lequel l’insaisissable Lupin déroba, entre autres, quelques Rubens et un Watteau.
« Cette précision géographique renforce encore le côté vraisemblable de la série,
assure Lydie Dabirand, présidente de l’Association des amis d’Arsène Lupin.
Tous les lieux existent, même s’ils sont parfois rebaptisés ou déplacés. » Mais pour Leblanc, la Normandie n’est qu’un décor. Là où Maupassant décrit la malice du paysan cauchois et Flaubert, les névroses de la bourgeoisie triomphante, Leblanc, lui, voue un culte aux châteaux qui peuplent les collines entre Rouen et Fécamp. « J’ai retrouvé un album dans lequel il avait collectionné des centaines de cartes postales de manoirs normands »,
confirme sa petite-fille. Leurs souterrains secrets, leurs tours biscornues et leurs parcs
« TOUS LES LIEUX EXISTENT, MÊME S’ILS SONT PARFOIS REBAPTISÉS OU DÉPLACÉS »
romantiques offrent un terrain propice aux agissements de l’irrésistible voleur aux quarante-sept identités.
Le château de Tancarville, en particulier, a inspiré l’écrivain, qui y a régulièrement séjourné, invité par son autre soeur, Jehanne. Il s’installe alors dans la tour de l’Aigle, un repaire vertigineux composé de trois pièces polygonales reliées par un escalier en colimaçon. C’est là qu’il écrit une partie du Bouchon de cristal. Et, sous des noms divers, la silhouette massive du château de Tancarville croisera le destin d’Arsène Lupin dans Les Dents du tigre ou La Femme aux deux sourires. Pourtant, si le gentleman cambrioleur revenait aujourd’hui dans la tour de l’Aigle, en apercevant, par-delà les méandres de la Seine, le complexe pétrochimique de Port-Jérôme d’un côté et l’interminable pont suspendu de Tancarville de l’autre, il en avalerait sans doute son monocle. La Normandie de Lupin est plus poétique : c’est celle des « valleuses » (ces vallées abruptes débouchant au pied des falaises), des petites auberges perdues où, à la nuit tombée, il trinque avec ses complices en se partageant le butin, ou des anses désertes de la Manche (dans sa mégalomanie, il crée même Port-Lupin, « à cinq lieues de Dieppe et trois du Tréport »). « Et il rêve de prendre sa retraite non loin de là, à Biville, dans la ferme de la Neuvillette, que nous avons identifiée », ajoute Lydie Dabirand.
DANS L’ANTRE DE LUPIN
Finalement, c’est peut-être dans ses hallucinants appartements aménagés dans l’Aiguille creuse qu’Arsène Lupin fut le plus heureux. « Comme son héros, mon grand-père adorait Étretat, raconte Florence Boespflug-Leblanc. Il a d’abord loué une villa à l’éditeur Fasquelle, avant de l’acheter en 1918. Il y a passé plusieurs mois par an jusqu’à sa mort en 1941. “Le Clos Lupin” a ensuite été réquisitionné par les Allemands qui l’ont laissé en très mauvais état. Je me souviens y avoir “campé” après-guerre. Mon père a été contraint de le vendre. En 1998, j’ai enfin pu racheter la villa de mon grand-père. »
Depuis, on peut visiter ce magnifique Clos Lupin. Passé le parc – constellé de vases de roses, l’une des passions de Leblanc –, la façade, alambiquée comme une aventure de Lupin, croule sous les bow-windows, les tourelles et le lierre. À l’intérieur, on découvre la machine à écrire Continental, le bureau et même le plaid du romancier. À l’étage, une étonnante scénographie vous emmène au plus profond des mystères de l’Aiguille creuse. Les fétichistes peuvent acheter briquets, crayons, kits de magie et parapluies à l’effigie de leur héros.
Mais le vestige le plus émouvant du Clos Lupin se situe à droite de la façade, sous la pergola ruisselante de fleurs. Là, on devine une petite porte dans le mur. Laissons Florence Boespflug-Leblanc en raconter l’histoire : « Maurice Leblanc a toujours prétendu que c’était par cette entrée donnant sur une petite rue à l’arrière de la maison qu’Arsène Lupin venait lui rendre visite. Il recueillait alors ses exploits avant de les mettre par écrit. En 1952, lorsque mon père a vendu le Clos, cette fiction n’avait plus lieu d’être. Il a donc symboliquement tenu à condamner cette porte avec deux grands clous. Ils sont toujours là, tordus et rouillés…»
SI LE GENTLEMAN CAMBRIOLEUR REVENAIT AUJOURD’HUI DANS LA TOUR DE L’AIGLE, IL EN AVALERAIT SON MONOCLE