O ARSENE! Un héros idéal, ce Lupin ! Et même, mis à part son côté bourgeois et franchouillard, un aventurier romantique… L’hommage rendu par un ancien rédacteur en chef du Magazine littéraire, devenu chroniqueur à Lire *.
C’est le héros de notre coeur, inusable, parfait. Enfin, presque parfait : on peut lui faire deux reproches. D’abord son côté bon bourgeois, attaché à son bien. Il n’hésite pas à le revendiquer. […] Plus sérieux, l’autre reproche, mais c’est un travers d’époque qui nous agace aujourd’hui : la franchouillardise, le patriotardisme. […]
Ces réserves faites, tout en Arsène nous emporte, en fait un personnage romantique. La superbe de Ruy Blas : « Je vais m’en aller. – Il n’y a pas d’issue. – Ce n’est pas une raison pour que je ne m’en aille pas. » L’émotion, lorsque le chevalier Floriani dénoue, comme par jeu, l’énigme du fameux collier de la reine volé chez le duc de DreuxSoubise, démontrant que ce ne peut être qu’un enfant qui a agi, vendant ainsi, pierre par pierre, les diamants (beaucoup étaient d’ailleurs faux) pour assurer chaque année à sa mère malade, abandonnée, de quoi vivre décemment. À l’évidence, cet enfant s’appelait déjà Arsène.
AMOUR ET AVENTURES
Et puis les femmes, leurs regards, leurs sourires. Il ne résiste pas, n’y songe même pas. Une inconnue croisée dans la rue, le voilà prêt à résoudre toutes les énigmes, à mettre en péril sa liberté, sa vie, sur ce simple signe du destin. […]
Il y a ainsi, dans l’oeuvre de Maurice Leblanc, petit cousin normand et littéraire de Maupassant, toute une série de romans et de nouvelles où l’amour et l’aventure sont inséparables. La fascinante Demoiselle aux yeux verts, Clara la blonde et Antonine, les jumelles de La Femme aux deux sourires, Louise d’Ernemont dans « Le Signe de l’ombre », à la découverte des diamants du fermier général, et celui pour lequel j’ai une tendresse toute particulière, peut-être parce que, tout jeune, c’est le premier Arsène Lupin que j’ai lu et que j’ai retenu quasiment par coeur, La Barre-y-va. Là encore, elles sont deux soeurs, Catherine, la jeune fille, et Bertrande, qui devient veuve dès le début de l’aventure, comme Clara et Antonine de La Femme aux deux sourires, l’une « affranchie », l’autre pure et vierge. Lupin y est Raoul d’Avenac. Une propriété en Normandie, une rivière, l’Aurelle, qui à certaines dates charrie de l’or, un mystérieux régisseur qui se déguise la nuit en cambrioleur avec un gigantesque chapeau et d’énormes sabots, malgré quoi il passe dans la plus étroite des fissures : pardi, le chapeau est en toile, les sabots en caoutchouc ! Raoul d’Avenac trouvera bien sûr la source de l’or. Las, il est amoureux fou des deux soeurs comme elles le sont toutes deux de lui. Aussi, plutôt que de lutter entre elles, décidentelles, la mort dans l’âme, de le quitter et viennent-elles chacune le lui annoncer. Mais Catherine « approcha son visage et lui offrit ses lèvres. Un instant elle défaillit entre les bras qui la serraient éperdument et sous les lèvres qui baisaient les siennes. Puis, se dégageant d’un geste, elle s’enfuit ». Le surlendemain, c’est à Bertrande de lui annoncer son départ. Mais « elle sourit, mystérieuse et captivante. Et il l’attira vers lui, sans qu’elle résistât ».
UN LIVRE STUPÉFIANT
Enfin, dernier roman furieusement romantique, mais d’un romantisme anglais, celui de Walpole, cruel, noir, unique dans l’oeuvre de Leblanc et rare dans notre littérature : L’Île aux trente cercueils. Un îlot désolé en Bretagne, une lugubre prophétie, trois femmes en croix, tous les habitants tués lors de leur tentative de fuite, un trio infernal, Vorski, sa femme et son second fils, un duo angélique, Véronique d’Hergemont et son fils (mais les deux enfants sont demi-frères, Leblanc est fasciné par les liens du sang), une violence parfois quasi insoutenable, et, mystère, une pierre radioactive. L’époque a été fascinée par les travaux de Marie et Pierre Curie, le radium miraculeux et mortel, et Leblanc s’intéressait de près aux sciences. Tous ces ingrédients se lient dans un livre stupéfiant, que je vous laisse le soin de découvrir, car c’est une découverte.
Voilà donc notre Arsène, jeune, beau, traînant tous les coeurs après soi. Une sorte de Gérard Philipe de la cambriole, mais plus énigmatique, obscur, complexe. Un héros.
UNE INCONNUE CROISÉE DANS LA RUE, LE VOILÀ PRÊT À RÉSOUDRE TOUTES LES ÉNIGMES
** Né en 1937, Jean-Jacques Brochier a été rédacteur en chef du Magazine littéraire de 1968 à 2002. Il a tenu une chronique dans Lire pendant quelques mois, en 2004 – l’année de son décès.
* Publié dans Lire n° 328, septembre 2004.