Réseaux de conduite
L’exposition à outrance et à tout prix. Le désir de se montrer et d’être vu. Dans Les enfants sont rois, l’auteure s’attaque à nos dérives contemporaines incarnées par la téléréalité et les réseaux sociaux.
Voici venu le temps des rires et des chants. Et le présent pays joyeux des enfants heureux, c’est celui du quotidien de Kimmy et de son frère aîné, Sammy, héros iconiques de la chaîne YouTube Happy Récré, fondée par leur mère, Mélanie Diore – « Claux », de son nom dit « de jeune fille ». Mais vous la connaissez peut-être en tant que Mélanie Dream, si vous suivez sa très populaire page Instagram.
Avant d’être une maman vedette du Net, cette fille de La Roche-sur-Yon avait eu sa (très) petite heure de gloire. Lorsqu’elle regardait adolescente Loft Story1, elle n’y voyait pas un « programme diabolique, symptôme patent d’un monde où tout était devenu marchandise, et régi par le culte de l’ego ». Surtout, Mélanie était convaincue qu’un jour ou l’autre elle allait devenir une célébrité. C’est ainsi qu’elle a tenté un casting pour une obscure émission, Rendez-vous dans le noir. Si elle a réussi à apparaître dans un volet de cet éphémère programme de séduction, son apparition fut cependant « trop brève pour laisser une quelconque trace ». Raté pour la gloire, mais ça n’est que partie remise.
DES INFLUENCEURS MALGRÉ EUX
En 2011, la jeune femme épouse un ingénieur informatique, Bruno, « avec qui elle avait matché quelques mois plus tôt sur le site Attractive World ». Les tourtereaux s’installeront à Châtenay-Malabry et donneront
naissance à deux beaux enfants – Sammy et Kimmy, donc. Mère au foyer, Mélanie fréquente assidûment les réseaux sociaux, publie des photos de ses enfants et décide de poster ses vidéos sur YouTube, ce « monde généreux, providentiel et accessible à tous ».
De fil en aiguille, ce qui n’était qu’une petite vitrine va prendre une ampleur inespérée: une véritable chaîne, dédiée à Kimmy et Sammy, dont le succès croissant leur apportera une certaine notoriété (des millions d’abonnés !), des tonnes de cadeaux, un statut d’influenceurs malgré eux et, intérêt des annonceurs oblige, des mannes financières non négligeables pour la famille. Le contenu de Happy Récré ? « Au-delà du traditionnel unboxing (ouverture de colis, de jouets ou de friandises), les vidéos les plus populaires sont celles mettant en scène des jeux ou des défis filmés à la maison. La consommation est au coeur de la plupart des scénarios. Acheter, déballer, manger sont les principales activités des enfants.» Une vie de dessin animé ? La réalité la plus terrible rattrapera les Diore le 10 novembre 2019, avec la disparition de Kimmy, âgée de 6 ans, lors d’une partie de cache-cache avec ses amis.
UNE FAMILLE TROP MODÈLE
On le savait depuis le vertigineux D’après une histoire vraie – qui lui avait valu le prix Renaudot et le prix Goncourt des lycéens en 2015 –, Delphine de Vigan aime jouer avec les règles du thriller. Et ça n’est pas un hasard si Les enfants sont rois s’ouvre sur une citation, croustillante, de Stephen King : « Nous avons eu l’occasion de changer le monde et nous avons préféré le téléachat. » Le roman de genre – en l’espèce, une classique trame de disparition – va alors se mêler à la chronique sociale à travers une autre femme. L’auteure aime faire fonctionner ses romans sur des univers sociaux différents (Les Heures souterraines), deux personnages féminins que tout oppose (l’ado bourgeoise et la SDF de No et Moi).
Loin des ongles à vernis rose à paillettes de Mélanie, il y aura donc Clara Roussel, la fille d’enseignants, qui a choisi une voie loin des dogmes anti-sécuritaires familiaux, en entrant dans la police. Pour « voir le sang, l’horreur et le Mal de plus près ». Petite de taille mais agile et sportive, cette forte personnalité, néanmoins discrète et solitaire, intégrera la Brigade criminelle de Paris en tant que « procédurière » – « le nom ne faisait pas rêver, et pourtant c’était son rêve ». Il appartiendra à Clara d’enquêter, avec d’autres, sur ce qui ressemble moins à une fugue qu’à un enlèvement. La petite Kimmy aurait-elle été victime d’un pédophile? L’objet d’un règlement de comptes ou d’un kidnapping crapuleux ? Quelqu’un chercherait-il à l’extraire de son environnement toxique? Toutes les pistes méritent d’être étudiées méthodiquement, révélant bien des secrets sur cette famille trop modèle, mais aussi sur un monde où l’image fait souvent office d’identité, valorisée en nombre de clics.
METTRE EN LUMIÈRE LE BONHEUR ILLUSOIRE
Dessinant habilement en parallèle le destin de ses deux principales héroïnes, Delphine de Vigan insuffle de la fiction dans son récit pour mieux le rythmer et l’extirper à la tentation du livre à thèse trop appuyée. Intraitable sur l’instrumentalisation des enfants, la vie par procuration des adultes et sur la relation mère-enfant (rappelons qu’elle est l’auteure du magnifique Rien ne s’oppose à la nuit, sur sa mère bipolaire), la romancière cherche surtout à mettre en lumière le bonheur illusoire, l’existence résumée à des yeux sur un écran.
Face aux mécanismes du conditionnement social, Delphine de Vigan portraitise des individus en quête d’identité, cherchant tantôt à devenir un cliché, tantôt à y échapper. Quitte à s’engluer, par instants, dans des situations archétypales et des considérations caricaturales. Qu’importe: Les enfants sont rois s’avère une redoutable mécanique, au style précis et efficace, qui nous emporte jusqu’à une étonnante pirouette, dans un futur proche. Si cette dernière partie peinera à convaincre les férus d’anticipation, elle montre toutefois un indéniable panache et précise tout le projet, tous les enjeux psychologiques, sociétaux, humains, en bref, du roman. Les gamins d’aujourd’hui seront les adultes de demain. Et s’ils paieront certains pots cassés, ils sauront également faire régler l’addition… À noter, sur un sujet proche, la parution du roman 1. d’Aurélien Bellanger, Téléréalité (Gallimard – dans nos pages le mois prochain).