La chance de sa vie
L’écrivain et dissident russe Andreï Siniavski (1925-1997) était l’an dernier le personnage d’un roman écrit par son fils Iegor Gran, Les Services compétents. Poursuivi par le KGB pour avoir publié sous le nom d’Abram Tertz des textes idéologiquement non conformes en Occident, notamment une célèbre critique du réalisme socialiste parue en 1959 dans Esprit, Siniavski a purgé de 1966 à 1972 une peine de travaux forcés, décrochant le titre peu enviable de premier écrivain à subir une condamnation politique dans l’après-Staline. Libéré, il s’installe en France, devient professeur de littérature à la Sorbonne, et se remet à écrire. Las ! La parution des Promenades avec Pouchkine, en 1976, lui vaut une mauvaise querelle de la part de certains compatriotes émigrés : « Tout ce que la Russie blanche compte de sympathisants, tous les thuriféraires de la grandeur immaculée de la Russie éternelle crient au blasphème et se plient en quatre pour l’empêcher d’enseigner », se souvient Iegor Gran. Victime du KGB puis bête noire des Russes blancs : il ne serait pas poissard, le camarade Siniavski ?
Ces déboires lui donnent l’idée d’Andréla-Poisse, un roman satirique paru en 1981 chez Albin Michel sous l’appellation « conte ». Il raconte les mésaventures loufoques d’un pauvre garçon nommé Siniavski, affligé d’une tare inguérissable : il a la poisse et la porte autour de lui, à tel point qu’il a plus ou moins provoqué le trépas de ses cinq frères. Dans ce roman désespéré mais comique se lit en filigrane le désarroi de l’auteur qui, en butte au sentiment d’échec, d’injustice et d’isolement, trouve tout de même le courage d’en rire. L’atmosphère relève du « réalisme fantastique » qu’il a souvent théorisé, mais fait signe aussi vers la fantaisie d’E.T.A. Hoffmann, son écrivain culte. Une jolie tranche d’humour noir.