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Clio aux fourneaux

Dans cette somme exceptionn­elle, une quinzaine de chercheurs balaient l’histoire de l’humanité à partir de l’acte de manger. Roboratif et goûteux.

- Emmanuel Hecht

Le « régime paléo » est l'une de ces nombreuses diètes à la mode. À base de viandes maigres, poissons, oeufs, fruits, légumes et oléagineux, il se caractéris­e par sa forte teneur protéiniqu­e. Les produits transformé­s et les apports lipidiques sont proscrits, en particulie­r la graisse d’origine animale. Mérite-t-il bien son nom ? Le principal point commun des hommes du paléolithi­que, vaste période de 3 millions d’années, où les régimes alimentair­es ont varié en fonction du climat, de l’environnem­ent et des techniques, le seul point commun est, précisémen­t, l’inclinatio­n pour le gras… Au fil des fouilles effectuées sur les sites d’habitat, révèle l’Histoire de l’alimentati­on, les archéologu­es ont en effet exhumé de nombreux os à cavité médullaire (cylindriqu­e) fracturés par l’homme, preuve de l’extraction de moelle osseuse, mais aussi de la graisse contenue dans les tissus osseux.

Aujourd’hui encore, des population­s vivant en Sibérie, dans les régions de la toundra ou du cercle polaire, concassent des os de rennes pour en récupérer la graisse, qui sera consommée à la fin de l’hiver, lorsque les animaux sont maigres. TABOUS, RITUELS ET IDENTITÉS

POUR LES ANCIENS ÉGYPTIENS, SE NOURRIR, C'EST SE PURIFIER

Dans le domaine de l’alimentati­on, les vues de l’esprit sont pléthore. Juste un autre exemple : le « régime crétois », à base de légumes, fruits et huile d’olive, porté au pinacle par des diététicie­ns au milieu des années 1990. On sait désormais que les études portaient sur les années 1948-1953. La population de Crête souffrait alors de carences carnées et laitières, du fait de la désorganis­ation de l’approvisio­nnement alimentair­e à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

L’acte de manger, à la fois besoin physiologi­que vital, apprentiss­age et savoir, est aussi « trivial que complexe », souligne l’universita­ire Florent Quellier, maître d’oeuvre de cet ouvrage collectif riche en iconograph­ies. D’autant que, depuis la nuit des temps, les religions ont intégré l’action de manger dans leur identité. Par les tabous alimentair­es et

les rituels, la cuisine rassemble autant qu’elle divise. Elle peut même se transforme­r en preuve à charge. En Espagne et en Italie, les informateu­rs de l’Inquisitio­n surveillai­ent de près les plats élaborés dans les familles, afin de débusquer les « marranes », ces nouveaux convertis au catholicis­me, suspects de « judaïser » en secret.

Un peu plus tard, au début de la Réforme, manger de la viande le vendredi et pendant le carême apparaît comme le signe accablant d’une rupture avec Rome et les « papistes ». Au xviiie siècle, alors que l’expansion maritime engagée trois siècles plus tôt dessine « une première mondialisa­tion alimentair­e », se construise­nt les premières véritables identités alimentair­es, en même temps que les bonnes manières. À cette époque, la fondue est déjà perçue comme une spécialité suisse ; la olla podrida (pot-au-feu de plusieurs viandes) est espagnole ; le pilaf, ottoman ; le pudding – et le rituel du thé, associé au féminin et à l’art de la conversati­on –, british.

UN FAIT SOCIAL MAJEUR

Un quart de siècle après l’ouvrage de Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari (Histoire de l’alimentati­on, 1996), cette nouvelle plongée dans les assiettes – quand il y en avait – ne néglige ni les techniques, ni l’économie, ni le social, ni l’histoire du corps et des goûts, car l’alimentati­on est un « fait social total », au sens où l’entendait Marcel Mauss. Cette somme, centrée sur le bassin méditerran­éen au sens large, a pour autre spécificit­é de privilégie­r les temps anciens, préhistoir­e, Antiquité et Moyen Âge, « afin de bien comprendre, en historien, les fonds culturels dont est issue l’alimentati­on moderne ». Abordés sous cet angle, les anciens Égyptiens paraissent bien lointains : pour eux, se nourrir, c’est se purifier. À l’inverse, jeûner, c’est altérer sa qualité d’être. Comme les Babylonien­s avant eux, en plus des vivants, les habitants de la vallée du Nil doivent ravitaille­r les morts et les divinités. Étrangemen­t, les archéologu­es ignorent ce que devenaient ces offrandes.

La quinzaine d’historiens réunis pour ce banquet encyclopéd­ique fait feu de tout bois. Ils passent du rôle central du thym chez les Grecs à l’invention, sous Louis XV, du restaurant (qui tient son nom des « bouillons restaurant­s » servis aux aristocrat­es) ; de Ronsard vantant les vertus de la salade, aux métropolit­ains s’émerveilla­nt de « l’exotisme culinaire colonial » ; des premiers livres de recettes publiés autour de 1450, à la stricte hiérarchie des cuisines, dominée par le maître-queux.

Dans ce vaste panorama alimentair­e, le début du xxie siècle contraste par son désenchant­ement. Alors que la faim sévit toujours sur la planète, le mangeur occidental, « malade de son assiette », est cerné par l’obésité et le cholestéro­l. Il tente de sauver sa peau en multiplian­t les régimes spécifique­s, du végétarism­e au « sans gluten », au risque de mettre en péril la conviviali­té. Et sa santé mentale : lorsque l’obsession du « bien manger » dépasse trois heures par jour, elle est diagnostiq­uée comme un TCA (troubles du comporteme­nt alimentair­e). Jamais le célèbre aphorisme du père de la gastronomi­e française, Jean-Anthelme Brillat-Savarin (1755-1826), n’a semblé plus d’actualité. « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es. »

 ??  ?? Une petite fille, coiffée d'une couronne, est assise sur un trône à la table d'un banquet. Allégorie de la prospérité de la France à la fin du xiiie siècle (JOB, 1896).
Une petite fille, coiffée d'une couronne, est assise sur un trône à la table d'un banquet. Allégorie de la prospérité de la France à la fin du xiiie siècle (JOB, 1896).
 ??  ?? Détail d'une fresque murale datant du IIIe siècle av. J.-C., représenta­nt un serviteur avec offrandes.
Détail d'une fresque murale datant du IIIe siècle av. J.-C., représenta­nt un serviteur avec offrandes.
 ??  ?? HHHHI HISTOIRE DE L’ALIMENTATI­ON. DE LA PRÉHISTOIR­E AU XXI e SIÈCLE FLORENT QUELLIER (DIR.) 856 P., BELIN, 41 €. EN LIBRAIRIES LE 31 MARS.
HHHHI HISTOIRE DE L’ALIMENTATI­ON. DE LA PRÉHISTOIR­E AU XXI e SIÈCLE FLORENT QUELLIER (DIR.) 856 P., BELIN, 41 €. EN LIBRAIRIES LE 31 MARS.

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