Clio aux fourneaux
Dans cette somme exceptionnelle, une quinzaine de chercheurs balaient l’histoire de l’humanité à partir de l’acte de manger. Roboratif et goûteux.
Le « régime paléo » est l'une de ces nombreuses diètes à la mode. À base de viandes maigres, poissons, oeufs, fruits, légumes et oléagineux, il se caractérise par sa forte teneur protéinique. Les produits transformés et les apports lipidiques sont proscrits, en particulier la graisse d’origine animale. Mérite-t-il bien son nom ? Le principal point commun des hommes du paléolithique, vaste période de 3 millions d’années, où les régimes alimentaires ont varié en fonction du climat, de l’environnement et des techniques, le seul point commun est, précisément, l’inclination pour le gras… Au fil des fouilles effectuées sur les sites d’habitat, révèle l’Histoire de l’alimentation, les archéologues ont en effet exhumé de nombreux os à cavité médullaire (cylindrique) fracturés par l’homme, preuve de l’extraction de moelle osseuse, mais aussi de la graisse contenue dans les tissus osseux.
Aujourd’hui encore, des populations vivant en Sibérie, dans les régions de la toundra ou du cercle polaire, concassent des os de rennes pour en récupérer la graisse, qui sera consommée à la fin de l’hiver, lorsque les animaux sont maigres. TABOUS, RITUELS ET IDENTITÉS
POUR LES ANCIENS ÉGYPTIENS, SE NOURRIR, C'EST SE PURIFIER
Dans le domaine de l’alimentation, les vues de l’esprit sont pléthore. Juste un autre exemple : le « régime crétois », à base de légumes, fruits et huile d’olive, porté au pinacle par des diététiciens au milieu des années 1990. On sait désormais que les études portaient sur les années 1948-1953. La population de Crête souffrait alors de carences carnées et laitières, du fait de la désorganisation de l’approvisionnement alimentaire à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L’acte de manger, à la fois besoin physiologique vital, apprentissage et savoir, est aussi « trivial que complexe », souligne l’universitaire Florent Quellier, maître d’oeuvre de cet ouvrage collectif riche en iconographies. D’autant que, depuis la nuit des temps, les religions ont intégré l’action de manger dans leur identité. Par les tabous alimentaires et
les rituels, la cuisine rassemble autant qu’elle divise. Elle peut même se transformer en preuve à charge. En Espagne et en Italie, les informateurs de l’Inquisition surveillaient de près les plats élaborés dans les familles, afin de débusquer les « marranes », ces nouveaux convertis au catholicisme, suspects de « judaïser » en secret.
Un peu plus tard, au début de la Réforme, manger de la viande le vendredi et pendant le carême apparaît comme le signe accablant d’une rupture avec Rome et les « papistes ». Au xviiie siècle, alors que l’expansion maritime engagée trois siècles plus tôt dessine « une première mondialisation alimentaire », se construisent les premières véritables identités alimentaires, en même temps que les bonnes manières. À cette époque, la fondue est déjà perçue comme une spécialité suisse ; la olla podrida (pot-au-feu de plusieurs viandes) est espagnole ; le pilaf, ottoman ; le pudding – et le rituel du thé, associé au féminin et à l’art de la conversation –, british.
UN FAIT SOCIAL MAJEUR
Un quart de siècle après l’ouvrage de Jean-Louis Flandrin et Massimo Montanari (Histoire de l’alimentation, 1996), cette nouvelle plongée dans les assiettes – quand il y en avait – ne néglige ni les techniques, ni l’économie, ni le social, ni l’histoire du corps et des goûts, car l’alimentation est un « fait social total », au sens où l’entendait Marcel Mauss. Cette somme, centrée sur le bassin méditerranéen au sens large, a pour autre spécificité de privilégier les temps anciens, préhistoire, Antiquité et Moyen Âge, « afin de bien comprendre, en historien, les fonds culturels dont est issue l’alimentation moderne ». Abordés sous cet angle, les anciens Égyptiens paraissent bien lointains : pour eux, se nourrir, c’est se purifier. À l’inverse, jeûner, c’est altérer sa qualité d’être. Comme les Babyloniens avant eux, en plus des vivants, les habitants de la vallée du Nil doivent ravitailler les morts et les divinités. Étrangement, les archéologues ignorent ce que devenaient ces offrandes.
La quinzaine d’historiens réunis pour ce banquet encyclopédique fait feu de tout bois. Ils passent du rôle central du thym chez les Grecs à l’invention, sous Louis XV, du restaurant (qui tient son nom des « bouillons restaurants » servis aux aristocrates) ; de Ronsard vantant les vertus de la salade, aux métropolitains s’émerveillant de « l’exotisme culinaire colonial » ; des premiers livres de recettes publiés autour de 1450, à la stricte hiérarchie des cuisines, dominée par le maître-queux.
Dans ce vaste panorama alimentaire, le début du xxie siècle contraste par son désenchantement. Alors que la faim sévit toujours sur la planète, le mangeur occidental, « malade de son assiette », est cerné par l’obésité et le cholestérol. Il tente de sauver sa peau en multipliant les régimes spécifiques, du végétarisme au « sans gluten », au risque de mettre en péril la convivialité. Et sa santé mentale : lorsque l’obsession du « bien manger » dépasse trois heures par jour, elle est diagnostiquée comme un TCA (troubles du comportement alimentaire). Jamais le célèbre aphorisme du père de la gastronomie française, Jean-Anthelme Brillat-Savarin (1755-1826), n’a semblé plus d’actualité. « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es. »