DEMAIN TOUS ÉGAUX : MISSION IMPOSSIBLE ?
Dans cette étude impressionnante, s’étalant de la préhistoire à nos jours, l’historien américain interroge le côté inexorable de la croissance des inégalités.
C’est une somme de 768 pages qui impressionne par la qualité de ses analyses autant qu’elle désespère par le pessimisme de sa conclusion contenue dans le titre original de l’ouvrage : The Great Leveler, en français : « la Grande Faucheuse ». Qu’on le veuille ou non, écrit en substance l’historien Walter Scheidel, toutes les sociétés avancées – passées et présentes – produisent des inégalités socio-économiques en flux continu. Selon cet universitaire de 54ans, professeur à Stanford (Californie), l’accroissement de ces inégalités serait même un processus normal d’une civilisation qui se développerait dans un environnement pacifique. A contrario, « la rectification des inégalités, lorsqu’elle a lieu – et la chose est rare –, prend le plus généralement la forme brutale d’un déchaînement de violence en forme de Jugement dernier », résume le sociologue Louis Chauvel dans sa préface à l’édition française.
LES CAVALIERS DE L’APOCALYPSE
Filant la métaphore biblique, Walter Scheidel ne craint pas de faire prendre à ce « déchaînement de violence » les figures terrifiantes des « Quatre cavaliers de l’Apocalypse », à savoir « la guerre de masse », « la révolution transformatrice », le « collapsus de l’État » et « la pandémie » – non pas celle de notre Covid-19 : Scheidel fait ici référence aux « pandémies prémodernes qui ont fait des centaines de millions de morts ». Hors ces événements dantesques, les inégalités ne sauraient se réduire. Et encore !
Loin de la vulgate révolutionnaire et/ou marxisante, Scheidel se défend de tout déterminisme. Aussi, quoique susceptible d’ébranler les fondements d’une civilisation entière, la violence extrême échouerait le plus souvent à réduire les déséquilibres sociaux. Ainsi, la guerre franco-prussienne de 1870 n’aurait pas remis en cause les disparités de richesses, pourtant jugées « énormes » voire « insoutenables » par nombre de ses contemporains. Il faudra attendre le premier conflit mondial, ses faillites retentissantes et ses impôts sur les profits de guerre pour que les inégalités de patrimoine et de revenu se rétractent un tantinet, en France comme en Allemagne et aux États-Unis. À l’arrivée, le constat de Scheidel est de nature à faire frémir les démocrates et pacifistes de tout poil. Si l’on exclut la période de la chute de l’Empire romain, celle de la peste noire du Moyen Âge tardif et celles des deux guerres mondiales, le mouvement général des civilisations humaines n’aurait été guidé que par ce que Walter Scheidel appelle une « Grande Déségalisation ».
PROMOTEUR DE LA MÉTHODE COMPARATIVE
Spécialiste des civilisations antiques, Walter Scheidel est l’un des principaux promoteurs aux États-Unis de la méthode comparative. À l’image du géographe et biologiste Jared Diamond1, il n’hésite pas à confronter des civilisations apparues à des moments différents de l’Histoire ou à s’appuyer sur des outils de mesure économique modernes. C’est ainsi qu’il recourt dans son raisonnement au coefficient de Gini, un outil de mesure des (in)égalités de revenu, de richesse et/ou de patrimoine inventé par Corrado Gini (1884-1965). Nous nous garderons de discuter les limites d’un tel outil, qui réduit la pauvreté à une affaire de cash, ni de critiquer une méthode comparative qui met sur le même plan les « pauvres » du néolithique, du Moyen Âge ou du xxe siècle : les spécialistes s’en chargeront. Le mérite, et non des moindres, d’Une histoire des inégalités, cet essai décapant, est qu’il suscitera parmi eux des débats que l’on souhaite aussi houleux que roboratifs. 1. Voir notre entretien du numéro 488 de septembre 2020.