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EN PRÉSENCE DE L’ESPRIT

Quand les petits-enfants de Jean-Marie Domenach partent sur les pas de leur grand-père et de la communauté des Murs Blancs.

- Olivier Cariguel

Hérault des luttes intellectu­elles du dernier demi-siècle, l’écrivain et journalist­e Jean-Marie Domenach avait « beaucoup de gueule et peu d’or ». Ce titre, emprunté à son journal posthume paru dans l’indifféren­ce, rend grâce avec panache à un « réfractair­e » de choc. Ancien militant d’Action catholique et résistant, il avait dirigé de 1957 à 1977 la revue Esprit, organe du personnali­sme chrétien théorisé par Emmanuel Mounier. Sa voix comptait, ses tribunes passaient à la une du Monde. Pour ses deux petits-enfants lancés sur ses traces, il s’appelait « Jim ». Le voici à nouveau sur le devant de la scène.

UN BOUILLONNE­MENT DE CERVEAUX

Les Murs Blancs raconte l’étonnante aventure intellectu­elle, familiale de leurs grandspare­nts et des autres disciples de Mounier, qui formèrent une communauté aux Murs Blancs, une vaste propriété située à ChâtenayMa­labry. Six familles s’y installère­nt aprèsguerr­e, en pleine floraison de communauté­s censées aider tout un chacun à comprendre le monde qui venait. Dans ses savoureux mémoires, Le Voleur dans la maison vide, Jean-François Revel, comme Jim et consorts, participa aussi à cette vogue, s’égarant brièvement chez Georges Gurdjieff, un charlatan néfaste.

Derrière l’enceinte des Murs Blancs, le bouillonne­ment des cerveaux cachait un mode de vie peu commun. Centre névralgiqu­e du personnali­sme ouvert à toutes les bonnes volontés, la propriété s’apparentai­t à un phalanstèr­e fondé comme une « impropriét­é collective ». Ce havre de paix était entouré de champs maraîchers. avec un grand parc, réplique de celui de Chateaubri­and, la Vallée-aux-Loups, situé à quelques centaines de mètres. C’était un cadre de rêve pour penseurs.

Léa et Hugo Domenach ont rencontré leurs enfants qui y ont grandi ; ils ont opté pour une focale plus littéraire et intime que les historiens Michel Winock et Goulven Boudic, spécialist­es d’Esprit. Leur enquête, qui restitue le quotidien parfois pittoresqu­e, contient un témoignage surprise : après avoir eu la primeur de ce livre « très chouette », Emmanuel Macron explique ce qu’il doit au philosophe Paul Ricoeur. Récit à plusieurs voix, ce pèlerinage aux sources ne met sous le tapis ni les discordes, ni les tensions, ni les petitesses.

ADMIRATION, CRITIQUE ET DROIT D’INVENTAIRE

Dans L’Esprit de vengeance (Grasset, 1 992), un ancien résident, le romancier Christophe Donner, avait jeté un pavé dans la mare. Révélant les tourments d’Olivier Ricoeur, l’un des fils de Paul, père inattentif à sa progénitur­e. La société des Murs Blancs acceptait mal les écarts: homosexuel et drogué, il finit par se suicider. Paul Ricoeur obtint le retrait du roman pour atteinte à la vie privée et fit effacer son prénom dans une seconde édition caviardée. Chantres du progressis­me à l’extérieur, les hautes figures d’Esprit, prises de court par Mai-68, avaient des moeurs conservatr­ices dans le giron familial.

Trouver le ton juste était la difficulté majeure de cette affaire de familles piégeuse. Léa et Hugo Domenach ont évité l’étroitesse anecdotiqu­e sur les turpitudes et faux-semblants des intellectu­els qui « n’arrêtaient jamais de travailler », si « occupés à sauver le monde ». Leurs Murs Blancs est la traversée de deux funambules sur un fil tendu comme un arc entre admiration, critique et droit d’inventaire sur ces intellectu­els qui se voyaient comme des « bohémiens supérieurs ».

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 ??  ?? LES MURS BLANCS LÉA ET HUGO DOMENACH
320 P., GRASSET, 20,10 €
LES MURS BLANCS LÉA ET HUGO DOMENACH 320 P., GRASSET, 20,10 €

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