EN PRÉSENCE DE L’ESPRIT
Quand les petits-enfants de Jean-Marie Domenach partent sur les pas de leur grand-père et de la communauté des Murs Blancs.
Hérault des luttes intellectuelles du dernier demi-siècle, l’écrivain et journaliste Jean-Marie Domenach avait « beaucoup de gueule et peu d’or ». Ce titre, emprunté à son journal posthume paru dans l’indifférence, rend grâce avec panache à un « réfractaire » de choc. Ancien militant d’Action catholique et résistant, il avait dirigé de 1957 à 1977 la revue Esprit, organe du personnalisme chrétien théorisé par Emmanuel Mounier. Sa voix comptait, ses tribunes passaient à la une du Monde. Pour ses deux petits-enfants lancés sur ses traces, il s’appelait « Jim ». Le voici à nouveau sur le devant de la scène.
UN BOUILLONNEMENT DE CERVEAUX
Les Murs Blancs raconte l’étonnante aventure intellectuelle, familiale de leurs grandsparents et des autres disciples de Mounier, qui formèrent une communauté aux Murs Blancs, une vaste propriété située à ChâtenayMalabry. Six familles s’y installèrent aprèsguerre, en pleine floraison de communautés censées aider tout un chacun à comprendre le monde qui venait. Dans ses savoureux mémoires, Le Voleur dans la maison vide, Jean-François Revel, comme Jim et consorts, participa aussi à cette vogue, s’égarant brièvement chez Georges Gurdjieff, un charlatan néfaste.
Derrière l’enceinte des Murs Blancs, le bouillonnement des cerveaux cachait un mode de vie peu commun. Centre névralgique du personnalisme ouvert à toutes les bonnes volontés, la propriété s’apparentait à un phalanstère fondé comme une « impropriété collective ». Ce havre de paix était entouré de champs maraîchers. avec un grand parc, réplique de celui de Chateaubriand, la Vallée-aux-Loups, situé à quelques centaines de mètres. C’était un cadre de rêve pour penseurs.
Léa et Hugo Domenach ont rencontré leurs enfants qui y ont grandi ; ils ont opté pour une focale plus littéraire et intime que les historiens Michel Winock et Goulven Boudic, spécialistes d’Esprit. Leur enquête, qui restitue le quotidien parfois pittoresque, contient un témoignage surprise : après avoir eu la primeur de ce livre « très chouette », Emmanuel Macron explique ce qu’il doit au philosophe Paul Ricoeur. Récit à plusieurs voix, ce pèlerinage aux sources ne met sous le tapis ni les discordes, ni les tensions, ni les petitesses.
ADMIRATION, CRITIQUE ET DROIT D’INVENTAIRE
Dans L’Esprit de vengeance (Grasset, 1 992), un ancien résident, le romancier Christophe Donner, avait jeté un pavé dans la mare. Révélant les tourments d’Olivier Ricoeur, l’un des fils de Paul, père inattentif à sa progéniture. La société des Murs Blancs acceptait mal les écarts: homosexuel et drogué, il finit par se suicider. Paul Ricoeur obtint le retrait du roman pour atteinte à la vie privée et fit effacer son prénom dans une seconde édition caviardée. Chantres du progressisme à l’extérieur, les hautes figures d’Esprit, prises de court par Mai-68, avaient des moeurs conservatrices dans le giron familial.
Trouver le ton juste était la difficulté majeure de cette affaire de familles piégeuse. Léa et Hugo Domenach ont évité l’étroitesse anecdotique sur les turpitudes et faux-semblants des intellectuels qui « n’arrêtaient jamais de travailler », si « occupés à sauver le monde ». Leurs Murs Blancs est la traversée de deux funambules sur un fil tendu comme un arc entre admiration, critique et droit d’inventaire sur ces intellectuels qui se voyaient comme des « bohémiens supérieurs ».