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SÉQUENCES MORTELLES

- Éric Libiot

Dans la famille Michael Connelly, je demande… Jack McEvoy. Le héros du célébrissi­me Poète – roman qui fête ses 25 ans – et de L’Épouvantai­l revient avec Séquences

mortelles. Il est cette fois journalist­e à Fair Warning, site d’informatio­n qui prend la défense du consommate­ur. Ce qui ne fait pas forcément un roman noir. Heureuseme­nt, l’une de ses enquêtes sur un laboratoir­e spécialisé dans l’analyse d’ADN le met sur la trace d’un meurtrier, surnommé L’Écorcheur – ce qui fait nettement plus polar. Accessoire­ment, McEvoy est lui-même accusé de meurtre… Et puisque Michael Connelly n’aime rien moins que de donner des nouvelles de ses autres personnage­s qui parcourent ses romans, voilà que réapparaît Rachel Walling, ex-agent du FBI et ex de McEvoy qui a aussi croisé plusieurs fois la route du grand Harry Bosch. Fidèle à ses habitudes, Michael Connelly ne se contente pas de dérouler les péripéties de l’enquête, mais s’intéresse aux vies des uns et des autres. Question du jour : James McEvoy et Rachel Walling vont-ils se remettre ensemble ? Si oui, pour combien de temps, si non, pourquoi ? La réponse n’est pas la moins intéressan­te de ce polar qui confirme, s’il en était besoin, la maîtrise de l’un des maîtres du genre. Autre bon point : la plongée dans le monde obscur des analyses ADN – et de l’éventuel trafic afférent. C’est technique mais Connelly connaît le dossier – en bon ex-journalist­e qu’il est – et ce qu’il décrit fait froid dans le dos. Au moins autant que les agissement­s de L’Écorcheur…

CHAPITRE I

J’avais intitulé mon papier « Le Roi des arnaqueurs ». En tous les cas, c’était mon titre. Je l’avais mis en manchette, mais étais assez sûr que ce serait changé, parce que j’outrepassa­is mes limites de journalist­e en rendant des articles avec gros titre. Ces derniers, de même que les chapôs, étaient la prérogativ­e du rédacteur en chef et j’entendais déjà Myron Levin me réprimande­r en ces termes : « Le rédac chef réécrit-il tes ledes ou en reprend-il les sujets pour te poser des questions supplément­aires ? Non, il ne le fait pas. Il reste dans ses clous, ce qui signifie que toi aussi, tu dois rester dans les tiens. »

Vu que le rédac chef était Myron lui-même, il m’aurait été difficile de lui opposer la moindre ligne de défense. Cela étant, je lui avais quand même envoyé mon papier avec ce gros titre parce qu’il était parfait. J’y décrivais le sinistre monde souterrain du recouvreme­nt de créances – soit six cents millions de dollars annuels siphonnés dans des arnaques –, et à Fair Warning, la règle était de mettre un visage sur toutes les fraudes, celui du prédateur ou de la proie, celui de la victime ou de celui qui la brime. Et cette fois, c’était celui du prédateur. Arthur Hathaway, le « Roi des arnaqueurs » était le meilleur des meilleurs. À soixante-deux ans, il avait pratiqué toutes les arnaques possibles et imaginable­s dans la ville de Los Angeles – de la vente de faux lingots d’or au montage de faux sites d’aide aux victimes de catastroph­es. Pour l’heure, il gérait un racket consistant à convaincre tel ou tel qu’il lui devait des sommes imaginaire­s, et le forcer à payer. Et il était si habile que de jeunes apprentis fripouille­s lui payaient les leçons qu’il donnait le lundi et le mercredi dans un ex-studio de tournage de Van Nuys. Je m’y étais infiltré en me faisant passer pour un de ses étudiants et y avais appris tout ce que je pouvais. L’heure était maintenant venue de dévoiler toute l’affaire et de me servir d’Arthur pour révéler l’existence d’une véritable industrie qui piquait chaque année des millions de dollars à tout le monde, de la petite vieille au compte en banque qui décline au jeune profession­nel déjà bien dans le rouge à cause des emprunts qu’il a contractés pour faire ses études supérieure­s. Tous tombaient sous sa coupe et lui envoyaient leur argent, parce qu’Arthur Hathaway les convainqua­it de le faire. Et maintenant, il enseignait à onze futurs arnaqueurs et à un journalist­e sous couverture l’art et la manière de procéder, moyennant cinquante dollars par tête deux fois par semaine. Il n’était même pas impossible que cette école d’arnaqueurs soit sa plus grande arnaque. Le mec était un vrai roi qui, tel un psychopath­e, n’avait pas le moindre remords. Mon article racontait aussi le calvaire des victimes dont il avait nettoyé le compte en banque et ruiné l’existence.

Myron l’avait déjà vendu au Los Angeles Times en tant que co-projet, ce qui garantissa­it qu’on le remarque et que les flics du Los Angeles Police Department y prêtent attention. Le règne d’Arthur Hathaway allait bientôt prendre fin et sa table ronde de jeunes chevaliers faire, à son tour, l’objet de rondes de police.

Je relus une dernière fois mon papier, l’envoyai à Myron et mis en copie William Marchand, l’avocat qui vérifiait gratuiteme­nt tout ce que publiait Fair Warning. Nous ne mettions jamais rien en ligne qui ne soit pas juridiquem­ent à toute épreuve. Le site ne comptait que cinq personnes, la journalist­e freelance de Washington D.C. comprise. Un seul papier « fautif » nous valant des poursuites ou une amende nous aurait mis hors course et j’aurais été ce que j’avais déjà été par deux fois dans ma carrière : un journalist­e avec nulle part où aller.

Je me levai dans mon box pour dire à Myron que mon article était enfin prêt, mais il était dans le sien à parler au téléphone, et en m’approchant, je compris qu’il essayait de lever des fonds. Myron était à la fois fondateur, rédacteur en chef, journalist­e et principal collecteur de fonds du journal, et Fair Warning un site Web d’informatio­n accessible gratuiteme­nt. Il y avait bien un bouton pour les dons au bas de chaque article, et parfois même au début, mais Myron cherchait toujours la grande baleine blanche qui nous sponsorise­rait et nous ferait passer de l’état de mendiants à celui de décideurs – au moins pendant un certain temps.

« Nous sommes vraiment les seuls à faire ce que nous faisons… Du journalism­e de surveillan­ce sans compromis au service du consommate­ur, remontrait-il à tous les donateurs potentiels. Allez sur notre site et vous trouverez dans nos archives des tas d’articles qui s’attaquent aux grandes industries qui trichent, y compris celles de l’automobile, des produits pharmaceut­iques, du sans-fil et de la cigarette. Et vu la philosophi­e actuelle de dérégulati­on et de limitation des contrôles de l’État, il n’y a plus personne pour prendre la défense des petites gens. Écoutez, je comprends que vous pourriez faire des dons qui vous rapportera­ient plus de visibilité. Dans les Appalaches, vingt-cinq dollars par mois permettent à un gamin de manger et de s’habiller, oui, je le comprends. Et à le faire, on éprouve de la fierté. Mais faites un don à Fair Warning et vous soutiendre­z une équipe de journalist­es entièremen­t dédiés au… »

Ce « pitch », je l’entendais plusieurs fois par jour, qu’il pleuve ou qu’il vente. J’assistais aussi aux salons du dimanche, où Myron et des membres du conseil d’administra­tion parlaient à de gros donateurs potentiels, et après la séance me mêlais à tout le monde afin de mentionner ce sur quoi je travaillai­s. J’y avais même acquis un certain renom suite à deux best-sellers que j’avais écrits, tout un chacun oubliant de mentionner que

J’aurais été ce que j’avais déjà été par deux fois dans ma carrière : un journalist­e avec nulle part où aller

je n’avais plus rien publié depuis dix ans. Je savais donc que ce pitch était important, voire vital pour ma propre paie – ce qui ne voulait pas dire que je touchais, même de loin, un salaire décent pour Los Angeles –, mais je l’avais si souvent entendu pendant mes quatre ans de service au journal que je pouvais le réciter en dormant. À l’endroit et à l’envers.

Myron s’arrêta pour écouter son investisse­ur potentiel, puis il coupa le micro et me regarda.

— C’est bon ? me demanda-t-il.

— Je viens juste de l’envoyer, lui répondis-je. Et j’ai mis Bill en copie.

— OK. Je lis ça ce soir et on en parle demain si j’ai à y redire.

— Non, c’est tout bon. Y a même un superbe titre. T’as plus qu’à rédiger le chapô.

— Vaudrait mieux que tu…

Il remit le micro de façon à pouvoir répondre à une question, je le saluai, me dirigeai vers la porte et m’arrêtai au box d’Emily Atwater pour lui dire au revoir. C’était le seul autre membre de l’équipe présent au bureau à cette heure.

— Cheers, me lança-t-elle avec son impeccable accent britanniqu­e.

Nous travaillio­ns dans un immeuble d’un étage typique de Studio City. Le rez-de-chaussée accueillai­t des commerces de bouche et de vente au détail, le premier des boîtes à entrée libre du genre assurances automobile­s, manucure/pédicure, yoga et acupunctur­e. Nous étions l’exception : Fair Warning n’ouvrait pas ses portes à tout le monde, mais nos bureaux n’avaient pas coûté cher – ils se trouvaient au-dessus d’un dispensair­e de marijuana dont la clim nous régalait d’odeurs de produits frais vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Myron avait acheté les murs avec un gros rabais.

En L, l’esplanade comportait un parking sous-terrain à cinq places numérotées pour les employés du journal et les visiteurs. Le bonus était d’importance, se garer en ville présentant toujours des problèmes. Et pour moi, un parking couvert constituai­t un avantage encore plus appréciabl­e dans la mesure où, dans notre Californie ensoleillé­e, j’abaissais rarement la capote de ma Jeep.

J’avais acheté ma Wrangler neuve avec l’avance que j’avais décrochée pour mon dernier livre, le compteur kilométriq­ue de ma voiture me rappelant l’époque lointaine où j’achetais des véhicules neufs et caracolais en tête des listes de best-sellers. J’y jetai un coup d’oeil en mettant le contact et constatai que je m’étais éloigné de quelque deux cent soixante mille kilomètres des glorieux sentiers sur lesquels je roulais jadis.

CHAPITRE 2

J’habitais à Sherman Oaks, dans Woodman Avenue, à côté de l’autoroute 101. De style Cape Cod des années quatre-vingt, l’immeuble comprenait vingt-quatre appartemen­ts formant un rectangle autour d’un patio avec piscine et aire de barbecue pour la communauté. Et là encore, avec un parking en sous-sol.

Les trois quarts des résidences de Woodman Avenue portaient des noms tels que « Le Capri », « La Crête des chênes » et autres de même acabit. La mienne n’en avait pas. J’y avais emménagé à peine un an et demi plus tôt, après avoir vendu l’appartemen­t en copropriét­é que j’avais acheté avec cette même avance sur mon livre. Mes chèques de droits d’auteur ne cessant de diminuer d’année en année, j’étais maintenant en train de réorganise­r ma vie dans les limites de ce que me payait le journal. La transition était difficile.

J’attendais que la porte du garage s’ouvre dans l’allée en pente lorsque je remarquai deux types en costume devant l’interphone du portail piéton du complexe. Cinquante-cinq ans environ, le premier était blanc, le second, de type asiatique, ayant une vingtaine d’années de moins. Une petite bouffée de vent ouvrant la veste de l’Asiatique, j’aperçus le badge à sa ceinture.

J’entrai dans le garage en gardant les yeux sur mon rétro. Ils me suivirent et entrèrent derrière moi. Je me rangeai à la place qui m’est assignée et coupai le moteur. J’attrapai mon sac à dos et descendis de voiture, ils étaient déjà derrière ma Jeep et m’attendaien­t.

— Jack McAvoy ? me lança le plus âgé.

Il avait bien mon nom, mais l’avait écorché. — McEvoy, c’est bien ça, lui renvoyai-je en corrigeant sa prononciat­ion. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Inspecteur Mattson, du LAPD, reprit-il. Je vous présente mon coéquipier, l’inspecteur Sakai. Nous avons besoin de vous poser quelques questions.

Et d’ouvrir sa veste pour me montrer que lui aussi, il avait un badge – et le flingue qui va avec.

— Bien, dis-je. Des questions sur quoi ? — Pourrions- nous monter chez vous ? Nous installer dans un endroit plus tranquille ?

Il me désigna ce qui l’entourait d’un geste de la main comme s’il y avait des gens partout pour nous écouter alors que le garage était vide.

— Disons que oui, lui répondis-je. Suivez-moi. D’habitude, je prends l’escalier, mais si vous autres, vous voulez l’ascenseur, il est là-bas.

Et je leur indiquai l’autre bout du garage. Ma Jeep était garée au milieu, juste en face de l’escalier conduisant au jardin central.

— Va pour l’escalier, dit Mattson.

Je le pris, les deux inspecteur­s sur mes talons. Et tout

Et d’ouvrir sa veste pour me montrer que lui aussi, il avait un badge – et le flingue qui va avec

le long du trajet jusqu’à ma porte, j’essayai de penser en termes de travail. Qu’avais-je donc fait pour attirer l’attention du LAPD? Si les reporters de Fair Warning étaient libres de suivre les affaires qu’ils voulaient, il y avait une division consensuel­le des domaines de travail, et les arnaques criminelle­s et autres combines malhonnête­s étaient de mon ressort, en plus de mes rapports sur le Web.

Je commençai à me demander si mon article sur Arthur Hathaway n’avait pas télescopé une enquête au pénal sur le maître arnaqueur et si Mattson et Sakai n’allaient pas m’ordonner d’attendre avant de le publier. Mais dès qu’elle me vint, j’écartai cette possibilit­é. Si tel était le cas, ils seraient passés à mon bureau au lieu de venir chez moi. Et l’affaire aurait probableme­nt démarré sur un coup de fil, pas sur une apparition en personne.

— À quelle unité appartenez-vous ? leur demandai-je en traversant le jardin pour gagner l’appartemen­t n° 7, de l’autre côté de la piscine.

— Centre-ville, répondit Mattson, évasif, tandis que son coéquipier gardait le silence.

— À quelle unité de la criminelle ? insistai-je. — Vols et Homicides.

Je ne m’intéressai­s pas particuliè­rement au LAPD, au contraire d’autrefois. Je savais que ces brigades d’élite travaillai­ent au quartier général du centre-ville, et que celle des Vols et Homicides en était l’élite de l’élite.

— Et donc, de quoi parlons-nous ? enchaînai-je. D’un vol ou d’un homicide ?

— Entrons donc avant de parler, me renvoya Mattson. J’arrivai à ma porte. Sa non-réponse semblait faire pencher vers un homicide. J’avais mes clés dans les mains. Avant d’ouvrir ma porte, je me tournai pour regarder les deux hommes debout derrière moi.

— Mon frère a été inspecteur aux Homicides, lançai-je.

— Vraiment ? s’écria Mattson.

— Au LAPD ? me demanda Sakai en parlant pour la première fois.

— Non, répondis-je. À Denver.

— Bravo à lui, dit Mattson. Il a pris sa retraite ? — Pas exactement. Il a été tué en service.

— Désolé de l’apprendre.

Je hochai la tête et me retournai pour déverrouil­ler ma porte. Je ne savais pas trop pourquoi j’avais lâché ça sur mon frère. Ce n’était habituelle­ment pas une info que je partageais. Les gens qui m’avaient lu le savaient, mais je n’en parlais pas dans mes conversati­ons ordinaires. Cela s’était passé il y avait bien longtemps, dans ce qui me faisait l’effet d’une autre vie.

J’ouvris la porte et nous entrâmes. J’allumai la lumière. J’habitais un des plus petits appartemen­ts de la résidence. Rez-de-chaussée complèteme­nt ouvert, avec une salle de séjour qui se muait en petit espace où manger, plus une cuisine seulement séparée par un comptoir équipé d’un évier. Le long du mur de droite, quelques marches conduisaie­nt à un loft, ma chambre à coucher. Il y avait aussi une salle d’eau et une douche au rez-de-chaussée, sous l’escalier. Moins de quatreving­t-dix mètres carrés en tout. L’endroit était propre et bien rangé, mais uniquement parce que peu meublé et ne comportant pas grand-chose de personnel. J’avais transformé la salle à manger en espace de travail, avec une imprimante en bout de table. Tout était prêt pour que je commence à travailler à mon prochain bouquin – et l’était depuis que j’avais emménagé.

— Joli endroit. Vous êtes ici depuis longtemps ? demanda Mattson.

— Environ un an et demi. Puis-je vous demander de quoi il…

— Pourquoi ne vous installeri­ez-vous pas sur le canapé ?

Il me montra celui que j’avais positionné pour regarder l’écran plat au-dessus de la cheminée à gaz dont je ne me servais jamais.

Il y avait deux autres fauteuils en face de la table basse, mais comme le canapé, ils étaient usagés et élimés après avoir passé plusieurs décennies dans mes appartemen­ts précédents. Mon déclin se reflétait dans mon habitat et mes moyens de locomotion.

Mattson regarda les deux fauteuils, choisit celui qui semblait le plus proche et s’assit. Sakai, stoïque, resta debout.

— Bien, Jack, reprit Mattson, nous travaillon­s sur un homicide et votre nom est apparu dans notre enquête et c’est pour ça que nous sommes ici. Nous avons… — Qui a été tué ? demandai-je.

— Une certaine Christina Portrero. Ce nom vous dit-il quelque chose ?

Je le passai à grande vitesse dans tous les circuits de ma mémoire et ne trouvai rien.

Mon déclin se reflétait dans mon habitat et mes moyens de locomotion

 ??  ?? LE LIVRE SÉQUENCES MORTELLES (FAIR WARNING) MICHAEL CONNELLY TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS)
PAR ROBERT PÉPIN, 486 P., 21,90 €. COPYRIGHT CALMANN-LÉVY.
EN LIBRAIRIES LE 10 MARS.
LE LIVRE SÉQUENCES MORTELLES (FAIR WARNING) MICHAEL CONNELLY TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR ROBERT PÉPIN, 486 P., 21,90 €. COPYRIGHT CALMANN-LÉVY. EN LIBRAIRIES LE 10 MARS.

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