. L’événement : Florence Aubenas et Maggie Nelson
Florence Aubenas - Maggie Nelson
La journaliste française publie L’Inconnu de la poste, la poétesse américaine, Jane, un meurtre.
Deux livres sur des féminicides qui repoussent les limites de leur genre – le reportage, la poésie –, et proposent un autre regard sur le fait divers.
Concurrence à outrance et dérapages à foison. Tels sont les écueils dans lesquels verse trop souvent le journalisme de fait divers. La journaliste Florence Aubenas en est régulièrement témoin. En 2005, elle avait fait de cet emballement un livre : La Méprise. L’affaire d’Outreau. Au coeur de son nouvel ouvrage, L’Inconnu de la poste, le meurtre de Catherine Burgod ne fait pas exception. En 2008, cette femme de 41 ans, enceinte et mère de deux enfants, est retrouvée assassinée de vingt-huit coups de couteau dans le petit bureau de poste qu’elle gère seule à Montréal-la-Cluse, dans l’Ain. Quand Florence Aubenas se penche sur le crime en août 2014, alors qu’elle est de permanence au Monde, un journal local annonce que Gérald Thomassin – un ex-enfant de la DDASS devenu acteur en 1990 dans Le Petit Criminel de Jacques Doillon – a été confondu par son ADN. Ce qui est faux. Mais il est considéré comme le principal suspect.
UNE LONGUE IMMERSION
La journaliste reste dix jours sur place – « un très grand luxe pour ce type de sujet », explique-t-elle, interviewée par téléphone – et en tire un grand papier pour le magazine M. Elle ne le sait pas encore, mais c’est le début d’une longue aventure qui ne s’achèvera que sept ans plus tard avec L’Inconnu de la poste. De l’arrivée de Gérald Thomassin à Montréal-la-Cluse en 2007 à son étrange disparition – dévoilée dès le prologue – juste avant une confrontation au palais de justice de Lyon le 29 août 2019, l’ouvrage raconte un meurtre et son contexte de manière chronologique. L’art du portrait et de la description donne toute sa noblesse à l’écriture du réel dans ces 200 pages impossibles à lâcher.
La critique du journalisme de fait divers apparaît également en creux du nouveau Maggie Nelson, composé de deux livres disposés tête-bêche. Face A, Jane, un meurtre est un poème écrit en 2004 sur le meurtre classé sans suite de la tante de l’auteure, Jane Mixer, étudiante en droit de 23 ans assassinée de deux balles dans la tête en 1969, alors qu’elle faisait du covoiturage pour se rendre chez ses parents dans le Michigan. Face B, la réédition d’Une partie rouge, relate la réouverture de l’enquête en 2005. Trente-six ans après les faits, un coupable a été confondu par son ADN. Hantée depuis l’enfance par le meurtre de cette tante qu’elle n’a jamais connue, l’écrivaine américaine s’y donne pour objectif de « réunir les événements du procès, de [m]on enfance, du meurtre de Jane et de l’écriture elle-même dans un seul espace-temps ».
LE MIROIR D’UNE SOCIÉTÉ
Ce faisant, elle analyse la presse de 1969, et relève comment les articles sur les féminicides combinent sentimentalisme et « description quasi pornographique des violences subies ». Le poème de Maggie Nelson mêle des extraits des journaux intimes que Jane a tenus à 13 ans, puis à partir de 19 ans, avec d’autres archives et textes en prose de l’auteure – souvenirs, rêveries, visions de Jane. À l’instar d’Une partie rouge, Jane, un meurtre repose sur une matière composite, et une forme transgenre qui déconstruit tous les clichés.
Le texte dépeint une adolescente qui oscille entre doute, joie et fureur, une jeune femme « exubérante », « toujours
« BIEN SOUVENT, LE CRIME, LA PSYCHOLOGIE DES PERSONNAGES HAPPENT LE LIEU »
en révolte ». Souvent, le poème nous entraîne dans la détresse abyssale de l’auteure : « Ce qui s’est passé/pendant cinq heures/et demie/entre Jane/et son meurtrier/est un abîme si noir/qu’il pourrait avaler/tout un soleil/sans laisser la moindre trace », écrit-elle.
CES PETITS DÉTAILS QUI N’EN SONT PAS
Ces instants vertigineux sont contrebalancés par des textes plus critiques qui soulignent l’obsession des médias à rendre Jane et les six autres jeunes femmes tuées dans la même région la même année coupables du crime dont elles ont été victimes. Soit qu’elles étaient « indépendantes et progressistes ». Soit qu’elles avaient leurs règles, ce qui aurait rendu fou le meurtrier. « Cette hypothèse sensée ne répond pas à la question de savoir si elle était morte à ce moment-là, ou si c’est cette découverte qui l’a poussé à des représailles meurtrières », déclare The Michigan Murders. Sur la page d’à côté, Maggie Nelson écrit : « Représailles : rendre oeil pour oeil, dent pour dent, et finalement corps pour corps. » Jane, un meurtre explore tout ce que le féminicide – la manière dont il est raconté et jugé – dit d’une société dans un lieu et à une époque donnée.
« Bien souvent, le crime, la psychologie des personnages happent le lieu. Or l’endroit où se passe un fait divers est très important. Dans une grande ville, le fait divers n’est pas le même que dans une petite ville », affirme quant à elle Florence Aubenas. Avec ses 3 900 habitants, Montréal-la-Cluse est une bourgade où tout le monde se connaît. Autrefois touristique grâce à son lac de Nantua d’un « bleu saphir », puis longtemps en crise, la zone revit économiquement grâce à la Plastics Vallée. Tous « ces petits détails qui n’en sont pas » retiennent Florence Aubenas. Après son reportage en 2014, la journaliste suit l’évolution de l’affaire. « À la fin, j’y passais toutes mes vacances », avoue-t-elle en riant. Cependant, sa place est claire. « Je ne fais pas l’enquête, je regarde l’enquête se faire. » La reporter se remet à sillonner le village, épluche les PV des gendarmes, retourne voir les proches de la victime, les villageois, et ceux qu’elle appelle « les larrons » : Thomassin, Tintin et Rambouille. L’acteur est devenu inséparable de ces deux gars du coin, qui consomment bières et héroïne à haute dose.
L’ART DU REPORTAGE
Ces longs entretiens permettent notamment à Aubenas de faire le portrait de Catherine Burgod, une femme adorée de tous, mais qui a tenté plusieurs fois de se suicider. Mais aussi de « montrer une série de personnes confrontées au drame qu’est un meurtre. Je voulais montrer la réaction de chacun, d’un village et d’une région, face à cet événement-là ». « Notre 11-Septembre à nous », résume l’adjoint au maire dans le livre.
Dans quelle catégorie littéraire ranger L’Inconnu de la poste ? Ça n’est pas un roman policier. Pas non plus l’un de ces exercices périlleux de journalisme gonzo où l’auteur se met en scène. Pourquoi ? « Si vous demandez au lecteur de voir l’affaire par vos yeux, même si vous parlez de vos hésitations, vous fermez la focale. Je voulais qu’on puisse avoir toute une série de points de vue » , explique la journaliste.
Alors ? L’Inconnu de la poste est un reportage. En écoutant Florence Aubenas, on songe alors aux « maîtres du journalisme littéraire » interviewés par Robert S. Boynton dans Le Temps du reportage, paru le mois dernier aux éditions du Sous-sol. « Ils ont en commun ce dévouement à l’art du reportage, cette conviction qu’en s’immergeant profondément dans la vie de ceux sur lesquels ils écrivent […] ils peuvent […] combler le fossé entre le point de vue subjectif de leur interlocuteur et la réalité qu’ils observent et rendre compte de la réalité de manière à la fois précise et esthétiquement plaisante », écrit l’auteur dans son introduction. Une certaine idée du journalisme et, donc, de la littérature.
« JE NE FAIS PAS L’ENQUÊTE, JE REGARDE L’ENQUÊTE SE FAIRE »