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. Littératur­e française

- Hubert Artus

Quand parut Le Club des incorrigib­les optimistes, en 2009, il fut vite question d’une suite. Puis on n’en parla plus. Cette fois, la voilà, et elle s’intitule Les Terres promises. Où l’on retrouve Michel Marini désormais étudiant, son frère aîné Franck, Igor Markish, le médecin dissident russe, Camille, Sacha et Pavel, soit toute la bande du Balto. Peu après le début du roman, le décès de l’un d’entre eux secoue la bande, qui de toute façon avait prévu de s’éparpiller pour que chacun trouve sa vraie vie, ailleurs. Igor part en Israël, la Terre promise. D’autres iront au Maroc, en Algérie (dans les premières années de l’indépendan­ce), dans des kibboutz israéliens, ou encore à Moscou. Nous voyagerons ainsi en leur compagnie de 1964 aux années 2000, en passant par Haïfa, Tel Aviv, Paris, Saint-Pétersbour­g, Alger, pour revenir au Balto ou au Cadran de la Bastille. Dans un monde et un espace-temps bien plus vastes que Le Club…, Jean-Michel Guenassia parvient à ancrer ses protagonis­tes dans des rêves, des aventures, des drames et des chassés-croisés qui sont à la mesure de la géopolitiq­ue d’alors : les blocs, les indépendan­ces, les pays « alignés » et les « non alignés ». Ses héros tentent de faire coïncider leur existence avec leurs idées, et ces élans leur feront (et nous ferons) découvrir bien des choses sur eux-mêmes.

Paris, juillet 1964

Je hais ma mère. Je ne devrais pas le dire mais la violence de mon ressentime­nt me submerge. Je traînais dans l’appartemen­t désert, me demandant ce que j’allais faire de cette interminab­le journée qui s’annonçait quand j’ai commis l’erreur de pousser la porte de la chambre de Franck. Cela faisait deux ans que je n’y avais pas mis les pieds. Il a disparu en mars 1962, et depuis, aucune nouvelle, personne ne sait s’il est mort ou vivant. Les volets sont tirés, des cartons, des archives de l’entreprise maternelle encombrent le sol, quatre chaises de jardin attendent on ne sait quoi, une pile d’assiettes en équilibre précaire, une soupière et deux services à café prennent la poussière sur le bureau, des monceaux de draps, de linge et de serviettes de bain occupent le lit, ainsi qu’une montagne de vêtements, des manteaux, des corsages, des pulls. Ma mère se sert de la chambre de Franck comme d’un débarras, juste bon pour entasser, elle ne jette rien, elle ne donne rien, elle garde, on ne sait jamais. Elle aurait pu se dire que ce n’était pas le lieu approprié, vouloir garder intacte la chambre de son fils, en espérant son retour rapide, mais apparemmen­t, ce n’était pas sa préoccupat­ion. Tous les parents du monde sont confrontés aux idées contestata­ires de leurs enfants, à leur envie de jeter à bas le vieux monde pour en construire un où il ferait bon vivre, en général ils font le gros dos, laissent passer l’orage et une fois les années rebelles envolées, la vie reprend son cours, c’est ce que font tous les parents, non ? Ou alors, il n’y aurait plus beaucoup de familles unies. Mais ma mère s’est braquée, elle ne supportait pas les conviction­s communiste­s de son fils.

Un crime de lèse-majesté.

Elle l’a affronté en ennemi de classe comme si elle se sentait personnell­ement visée par les discours idéalistes de son aîné. Quand Franck est revenu d’Algérie après avoir déserté, obligé de se cacher comme un proscrit, elle n’a pas eu un geste de compassion, elle voulait même qu’il se livre à la police, alors que mon père, lui, l’a aidé sans se soucier des risques. Ma mère n’a pas supporté, à son tour mon père a dû payer, elle l’a expulsé de la maison. Elle a détruit notre famille, sciemment. Et je lui en veux de nous avoir à jamais éloignés les uns des autres. J’ai l’impression d’être dans la chambre d’un mort. À cause du silence, de la pénombre et de tous ces objets immobiles et inutiles. Des filaments de poussière se sont accumulés sur la bibliothèq­ue ; sur une étagère, des livres d’économie, certains en anglais. Sur l’étagère du dessus, des livres en caractères cyrillique­s, c’est pour embêter ma mère que Franck avait appris le russe, et finalement il s’était pris de passion pour cette langue. Posé à plat, à l’écart : Les Voyageurs de l’impériale. En édition vélin non massicotée et numérotée. J’ai soufflé sur le livre, la poussière s’est envolée, j’ai attendu qu’elle retombe, je l’ai ouvert. Sous le titre, il y avait une dédicace, j’ai immédiatem­ent reconnu cette écriture penchée à l’encre violette : Joyeux anniversai­re, mon amour, Tu as la chance de pouvoir lire un des plus beaux livres qui soient, Tu n’as pas le droit de ne pas l’aimer, Cécile.

Seul le premier cahier avait été découpé. Probableme­nt que Franck n’avait pas eu le temps. Ou pas envie. Moi, ce livre, je le prends et je vais le lire. Parce que c’est Cécile. Et que mon frère est l’être le plus stupide qui existe sur cette terre, et à coup sûr, il est impossible que j’en rencontre jamais un qui soit plus idiot. Comment a-t-il pu laisser tomber Cécile ? Comment une chose pareille est-elle possible ou imaginable ? Ce fou n’a pas réalisé la chance qu’il avait d’être aimé par une femme pareille, solaire, d’une intelligen­ce et d’une sensibilit­é rares, qui adorait la vie, la littératur­e, le rock, le cinéma, qui se serait fait damner pour lui, il s’est embarqué dans une autre histoire, incompréhe­nsible, et il a lâchement largué Cécile. Deux années ont passé et je n’en reviens toujours pas. À cause de ma mère, j’ai perdu mon frère, et à cause de lui, j’ai perdu Cécile. Où est-elle aujourd’hui ? Pourquoi me fait-elle payer la faute de Franck ? Elle a coupé les ponts, comme si moi aussi j’étais coupable. Pourquoi ce silence alors que nous étions si proches ? Elle m’appelait p’tit frère.

J’ouvre la penderie. Les vêtements de Franck sont à leur place, comme il les avait rangés. N’importe comment. Il n’était pas attentif à ce qu’il portait, satisfait de trois pulls et quelques chemises. S’habiller était pour lui une corvée. Sous la pile, je l’ai tout de suite remarquée. Une chemise écossaise à gros carreaux rouges. Je la déplie avec précaution. Elle lui avait été offerte par Pierre, le frère de Cécile et son meilleur ami, qui la lui avait rapportée d’un voyage en Écosse, peu de temps avant son incorporat­ion. Franck sait-il que Pierre a été tué en Algérie quelques jours avant l’indépendan­ce, lors d’une embuscade à la frontière tunisienne ? J’en doute. Sa mort brutale et la trahison de Franck, c’était trop pour Cécile.

En fait, je vais garder la chemise aussi, elle doit m’aller aujourd’hui. Ce sera comme un cadeau de Pierre. Et de Franck.

Dans mon portefeuil­le, j’ai trouvé un Bonaparte plié en quatre. J’ai mis quelques secondes à me rappeler que Sacha me l’avait confié en dépôt juste avant de se faire opérer de sa fracture du nez à Cochin. C’était une superstiti­on de chez lui, une vieille tradition russe. Cela lui donnait une bonne raison pour

À cause de ma mère, j’ai perdu mon frère, et à cause de lui, j’ai perdu Cécile

revenir d’entre les brumes récupérer son billet. Malheureus­ement, cette protection n’a pas suffi. Après l’opération, Sacha s’est sauvé de l’hôpital, pour aller se pendre dans l’arrière-salle du Balto, là où se retrouvaie­nt les membres du Club des incorrigib­les optimistes. Je suis autant sous le choc de sa mort que sidéré de n’avoir rien vu venir. Je m’en veux de ne pas avoir été présent, j’aurais pu le dissuader de mettre fin à ses jours. Sacha était un homme usé, les derniers temps il avait la peau sur les os et ressemblai­t à un vagabond. Longtemps, il s’était accroché à l’espoir que son frère allait lui tendre la main mais Igor est resté intraitabl­e, incapable de lui pardonner d’avoir été un communiste virulent en URSS, d’avoir truqué des milliers de photos et fait disparaîtr­e ainsi des milliers de personnes de la surface de la terre. Quand je pense que j’ai vécu auprès d’eux pendant des années en ignorant qu’ils étaient frères. Au Club, tout le monde savait et personne ne m’en a rien dit, ils ne parlaient jamais du passé. Trop dur à porter. Une seule chose les unissait vraiment, c’était d’être des survivants, ils avaient réussi à sauver leur peau, échappant in extremis à la terreur stalinienn­e. Finalement, Sacha représenta­it un épouvantai­l bien pratique. Et moi, je n’ai rien vu, rien compris. Leurs batailles m’étaient étrangères. D’un autre temps.

Sacha m’avait souri, tendu la main, on se croisait au Luxembourg, on parlait pendant des heures. Il n’a pas ricané en voyant mes photos médiocres, il m’a donné des conseils, il en a choisi certaines qu’il a développée­s, et exposées dans la boutique de SaintSulpi­ce où il travaillai­t comme laborantin, il a été le seul à m’encourager et il m’a même légué son Leica. Ce billet que Sacha m’avait confié la dernière fois qu’on s’est vus, j’ai voulu le lui rendre. Je suis passé chez le fleuriste de la rue Saint-Jacques, je lui ai demandé de m’en mettre pour cent francs, il a composé un bouquet artistique et coloré de dahlias et de digitales. Je suis allé le déposer sur la tombe de Sacha, au cimetière Montparnas­se. J’ai eu un peu de mal à la retrouver dans le carré juif car la plaque tombale en bois était tombée. Je l’ai nettoyée et replantée dans le sol. Je suis resté un long moment devant ce tas de terre anonyme, et je lui ai dit merci, pour tout ce qu’il m’avait donné.

Chaque jour, depuis le balcon, je guette l’arrivée du facteur. Dès que je l’aperçois, je me précipite. J’attends une lettre de Camille. Elle me manque. Terribleme­nt. J’ai l’impression de l’attendre depuis des années alors qu’elle est partie la semaine dernière, obligée de suivre ses parents qui font leur alya. Quelques semaines avant de passer le bac, elle m’avait proposé que l’on se sauve tous les deux, sans savoir trop où, mais je n’avais pas osé ce coup de folie, pas compris qu’il y avait urgence et que c’était notre seule chance de rester ensemble. C’était une solution désespérée. Où fuir quand on a dix-sept ans ? Nous ne serions pas allés très loin. Aujourd’hui, je ne peux qu’attendre qu’elle me fasse signe, chaque jour je guette le courrier, une lettre où elle me donnera de ses nouvelles et son adresse, et j’irai la rejoindre. Mais quand je réfléchis aux obstacles, innombrabl­es, qui se dressent entre nous, je me sens perdu. Il me reste quelques photos volées d’elle au Luxembourg, près de la fontaine Médicis, elle n’aimait pas que je la photograph­ie, les photos prises à la dérobée sont tellement plus belles avec des frissons et des tremblemen­ts.

Avant son départ pour Israël, Camille m’avait offert en gage d’amour le livre qu’elle lisait le jour de notre rencontre et qu’elle avait annoté page après page. Le Matin des magiciens, dédicacé par Bergier et Pauwels. L’heure était venue pour moi de m’y plonger, d’être grâce à cet ouvrage relié à Camille, de pouvoir découvrir chaque jour ses observatio­ns, ses réflexions, ses interrogat­ions. Même si j’étais sceptique quant à l’existence de civilisati­ons extraterre­stres et autres fariboles ésotérique­s défendues par ce duo. Mais quand j’ai voulu mettre la main sur le livre, il avait disparu de la bibliothèq­ue située au-dessus de mon lit. J’étais sûr de l’y avoir déposé, j’ai cherché dans ma chambre, fouillé dix fois dans mes tiroirs, dans l’armoire, sur les étagères. Le Matin s’était envolé. Ma mère m’a regardé, stupéfaite : Au cas où tu ne t’en serais pas rendu compte, je suis submergée de travail au magasin et je n’ai pas de temps à perdre avec ces crétinerie­s. Juliette, ma soeur cadette, a affiché une mine réjouie : Tu fais des tours de magie maintenant ? Je n’avais aucune confiance en elle, qui m’avait déjà pris de nombreuses bandes dessinées sans me demander mon avis. Malgré ses protestati­ons, j’ai procédé à une fouille en règle de sa chambre, sans trouver Le Matin. J’étais désespéré. Ce n’était pas seulement un bouquin qu’on m’avait volé, c’était Camille.

J’attendais toujours une lettre de Camille, mais le vendredi 17 juillet, c’est une lettre à en-tête du ministère de l’Intérieur qui est arrivée au courrier, m’enjoignant de contacter le commissari­at de la rue Vauquelin pour une affaire me concernant. C’est angoissant de recevoir ce genre de convocatio­n, je me sentais vaguement coupable sans savoir ce que j’avais à me reprocher, j’ai téléphoné pour obtenir des précisions, l’homme qui m’a répondu ne donnait

Camille m’avait offert en gage d’amour le livre qu’elle lisait le jour de notre rencontre et qu’elle avait annoté page après page

pas d’informatio­ns par téléphone mais il a proposé de me recevoir en début d’après-midi. J’avais croisé l’inspecteur Delaume la semaine précédente, lorsque la police était intervenue après la découverte du corps de Sacha retrouvé pendu dans l’arrière-salle du Balto. Ce policier, à la trentaine juvénile, m’a indiqué qu’il s’agissait d’une enquête de routine effectuée de façon systématiq­ue et destinée au parquet de Paris pour éclaircir les circonstan­ces du décès de Sacha, il semblait pressé d’en finir, il m’a offert une gauloise, a entrouvert la fenêtre, puis il a intercalé trois feuilles de papier carbone entre quatre pages à en-tête, a inséré le tout dans sa machine à écrire et a tapé ma déposition avec deux doigts et la cigarette au bec.

EXTRAITS DU PROCÈS-VERBAL D’AUDITION DE MICHEL MARINI :

… Sur interpella­tion (SI). Cela fait cinq ans que je fréquente ce club d’échecs. J’avais remarqué que Sacha Markish était rejeté par tous les membres du Club mais j’en ignorais la raison. Quand, la semaine dernière, j’ai appris que Sacha était le frère d’Igor, un habitué du Club, j’en ai été stupéfait. Je l’appelais par son prénom, je ne connaissai­s pas son nom de famille. Aucun des deux n’avait évoqué cette parenté devant moi. Au début j’étais proche d’Igor, il m’avait mis en garde contre Sacha sans me donner d’explicatio­n, puis avec le temps je suis devenu ami avec Sacha, Igor me l’a reproché et nous nous sommes éloignés. Il y avait une telle haine de la part d’Igor à son égard que l’on pouvait difficilem­ent imaginer ce lien fraternel entre eux.

SI. Sacha comme Igor avaient fui l’URSS au début des années cinquante, ils y avaient laissé leurs familles, et ils n’en avaient aucune nouvelle depuis. À l’époque, ils étaient mariés, Sacha avait eu un fils, qui doit avoir une trentaine d’années aujourd’hui, sa deuxième femme était enceinte quand il s’est sauvé de Leningrad, mais il n’aimait pas parler de sa vie passée. Quant à Igor, il a un garçon d’à peu près mon âge et une fille un peu plus jeune.

SI. C’est la semaine dernière aussi que j’ai découvert le passé de Sacha, j’ignorais qu’il avait été un haut responsabl­e du KGB de Leningrad et que c’était la raison de l’animosité des membres du Club à son égard. Sacha était une personne solitaire, cultivée et pleine d’humour, il s’y connaissai­t de façon remarquabl­e en photograph­ie et il m’a donné de précieux conseils pour mes photos.

SI. J’ai été témoin de plusieurs incidents entre Igor et Sacha. Igor ne voulait pas qu’il fréquente le Club, il l’a mis à la porte énergiquem­ent à deux ou trois reprises, mais Sacha s’accrochait et revenait à la charge, indifféren­t à l’hostilité des autres.

SI. J’ai été témoin de la dernière bagarre entre eux. En vérité, ce n’était pas une bagarre, Igor a frappé violemment Sacha au visage et au corps, j’ai ceinturé Igor. Effectivem­ent, j’ai été obligé de lui donner un coup de poing pour qu’il arrête de le frapper. Sacha avait le visage tuméfié, le nez brisé et la lèvre fendue, personne n’a voulu l’aider. J’ai dû l’accompagne­r à l’hôpital Cochin, où il a été pris en charge.

SI. Je me trouvais au Balto quand le patron a ouvert la porte du Club, il avait posé deux jours auparavant un cadenas pour en interdire l’accès parce qu’il envisageai­t d’y faire des travaux. Dès qu’il a poussé la porte, nous avons découvert Sacha qui était pendu, nous nous sommes précipités à son secours mais nous nous sommes rendu compte qu’il était raide et froid.

SI. Je ne suis pas capable de dire si les hématomes sur le visage de Sacha sont consécutif­s à l’altercatio­n avec Igor, deux jours auparavant, ou postérieur­s.

SI. Sacha m’avait fait part de son inquiétude car sa chambre de bonne avait été cambriolée à plusieurs reprises, il n’y avait pourtant aucun bien de valeur, il était sur ses gardes en permanence, il répétait toujours qu’il n’y a pas de hasard.

L’inspecteur Delaume a levé le nez de sa machine, a consulté un cahier à spirale sur lequel il avait griffonné des questions, et a hésité.

SI. Sacha avait perdu son portefeuil­le. À son arrivée à l’hôpital, il m’a demandé de déclarer que nous ne nous connaissio­ns pas, je n’ai pas voulu le contrarier.

SI. Pour moi, le suicide de Sacha ne fait aucun doute. J’ajoute que Sacha m’avait confié qu’il était gravement malade.

Quand je réfléchis aux obstacles, innombrabl­es, qui se dressent entre nous, je me sens perdu

 ??  ?? LE LIVRE LES TERRES PROMISES JEAN-MICHEL GUENASSIA 624 P., 23,90 €. COPYRIGHT ALBIN MICHEL. EN LIBRAIRIES LE 3 MARS.
LE LIVRE LES TERRES PROMISES JEAN-MICHEL GUENASSIA 624 P., 23,90 €. COPYRIGHT ALBIN MICHEL. EN LIBRAIRIES LE 3 MARS.

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