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. Littératur­e étrangère

Six ans après son roman post-apocalypti­que à succès, Station Eleven, la romancière canadienne renoue avec le roman noir et psychologi­que grâce à L’Hôtel de verre, inspiré par les méfaits de l’escroc Bernard Madoff. Tortueux à souhait.

- Hubert Artus

C «ela fait plaisir de vous revoir ! » sont ses premiers mots, dès que s’allument nos écrans Skype respectifs – le sien à New York, elle y vit depuis plus de quinze ans ; le nôtre, à Paris. Emily St. John Mandel – puisque c’est d’elle qu’il s’agit –, on ne l’avait plus vue depuis 2017 et ses dernières venues en France. On retrouve ce large sourire, cette coupe un peu garçonne qui souligne son visage fin et pâle, ces yeux noisette.

Voir et écouter la Canadienne ne vous donne cependant pas de réponse à la question suivante : comment cette écrivaine, qui paraît bien sous tous rapports, peut-elle composer des romans à ce point inquiétant­s et tordus ? C’est qu’avant de devenir écrivaine la quadragéna­ire fut durant quelques années danseuse à Toronto et à Montréal : on se dit alors que la portée et la profondeur de ses histoires obsédantes ont peut-être à voir avec ses entrechats.

UN VIRAGE À 180 DEGRÉS

Il y a cependant des constances, dans l’oeuvre d’Emily St. John Mandel : des personnage­s de femmes qui disparaiss­ent tout d’un coup, des maris ou des frères les pistant un peu partout dans le monde, la prépondéra­nce de l’eau et de la mer. C’était le cas dans ses trois premiers romans (noirs) : Dernière nuit à Montréal, On ne joue pas avec la mort et Les variations Sebastian. Puis il y eut Station Eleven, qui n’avait rien à voir : une dystopie post-épidémie, l’histoire d’un monde où 95 % de la population a succombé en quelques jours, et où les rares rescapés apprennent à vivre en redécouvra­nt les

reliques du monde d’avant. Toutes des oeuvres d’art, de musique et de littératur­e. Finaliste du National Book Award 2015, lauréat du prix Arthur-C.-Clarke en Grande-Bretagne (récompensa­nt le meilleur roman de science-fiction), Station Eleven est aujourd’hui traduit dans une trentaine de langues, avec un statut de petit classique du genre.

Avec ce livre, la carrière d’Emily St. John Mandel a pris un virage à 180 degrés : « Plus de cent interventi­ons, lectures et dédicaces en quelques mois, un rythme d’enfer, et aussi une pression pour la suite : pour la première fois, j’avais une grande audience… » Durant cette période, elle est également devenue maman d’une petite fille, qui a aujourd’hui 5 ans. Depuis Station Eleven, donc, tout a changé ou presque. Si bien que la parution chez nous de L’Hôtel de verre, un an après sa sortie américaine (Barack Obama, dont les listes des lectures sont désormais aussi prisées que des listes de grands prix, l’a cité parmi ses romans préférés de 2020) est dès lors scrutée par ses nombreux lecteurs français.

DEMI-FRÈRE, DEMI-SOEUR

Loin d’une errance façon La Route, son cinquième roman revient à la source de ses premières histoires. Tout en restant malgré tout influencé par l’anticipati­on, puisqu’il oscille entre 1994 et… 2029. Un prologue nous fait lire les dernières pensées d’une femme qui se noie en pensant à son demi-frère. Il y a Paul, étudiant à l’université de Toronto, mélomane, fou de Beethoven (la musique classique, et spécialeme­nt le grand pianiste allemand, est l'un des thèmes récurrents chez Mandel). On le voit un peu en perdition, peinant à se sociabilis­er et à séduire. Bientôt, les acides et l’héroïne vont débarquer dans sa vie. Autre préoccupat­ion du jeune homme : retrouver sa demi-soeur, une certaine Vincent (oui, ce prénom est porté par une femme). Bien plus tard, ces enfants terribles se retrouvent, au nord de l’île de Vancouver. Tous deux travaillen­t dans un hôtel de luxe appartenan­t au milliardai­re américain Jonathan Alkaitis. Lequel, un jour, a proposé un pacte à Vincent…

À ces suspenses familiaux et psychologi­ques dont nous vous laissons découvrir les ressorts, Emily St. John Mandel ajoute l’histoire d’une vaste escroqueri­e financière. En effet, le personnage d’Alkaitis est une version fictive de Bernard Madoff, le financier arrêté le 12 décembre 2008 pour une escroqueri­e estimée à 65 milliards de dollars, et condamné à cent cinquante ans de prison six mois plus tard.

LA PYRAMIDE DE PONZI

« Mon premier déclic pour ce livre a été ma fascinatio­n pour l’affaire Madoff »,

confie-t-elle, précisant : « Chaque personnage du livre est inventé, ainsi que les liens que je fais entre l’affaire et les autres intrigues du roman. » Elle poursuit : « Le crime, mais surtout son ampleur, sa mécanique. Peu de gens réalisent le staff qui a été nécessaire à Madoff pour monter cette “pyramide de Ponzi” [du nom de celui qui, dans les années 1920, lança ce type de montages financiers frauduleux].

Lorsque c’est arrivé, je commençais à devenir écrivain, et j’étais assistante administra­tive à temps partiel dans un laboratoir­e de recherches sur le cancer. Je me suis mise à imaginer ce qui se passerait si mes collègues et moi-même fomentions un délit tel que celui de Madoff et de ses subordonné­s. »

Autour de la trame de cette criminalit­é en col blanc, ce roman entre polar et SF se déploie en des dimensions aussi bien psychologi­ques que fantomatiq­ues, avec des personnage­s hantés, en proie à leur propre culpabilit­é. Dans L’Hôtel de verre,

les intrigues ne se contentent pas de progresser de concert vers une même résolution : chacune fait écho à l’autre, à travers une structure éclatée comme Emily St. John Mandel aime à les concocter.

« Avec plusieurs niveaux et plusieurs points de vue, l’intrigue gagne en perspectiv­e et en profondeur, précise-t-elle.

Mais ce qui a toujours compté pour moi, avant tout, c’est de lier le style et l’action. » Qui ont en commun, au fond, d’être tous deux une affaire de mouvement.

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 ??  ?? ★★★★☆ L’HÔTEL DE VERRE (THE GLASS HOTEL) EMILY ST. JOHN MANDEL TRADUIT DE L’ANGLAIS (CANADA) PAR GÉRARD DE CHERGÉ
300 P., RIVAGES/NOIR, 22 €. EN LIBRAIRIES LE 3 MARS.
★★★★☆ L’HÔTEL DE VERRE (THE GLASS HOTEL) EMILY ST. JOHN MANDEL TRADUIT DE L’ANGLAIS (CANADA) PAR GÉRARD DE CHERGÉ 300 P., RIVAGES/NOIR, 22 €. EN LIBRAIRIES LE 3 MARS.

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