LA VIE DES IDÉES
De la tragicomédie des présidentielles à l’assaut sur le Capitole en passant par les émeutes raciales et le Covid-19, les États-Unis apparaissent aujourd’hui comme la grande nation malade de l’Occident. L’enquête des deux économistes – dont nous vous proposons un extrait – délivre l’une des clés de ce mal-être.
Parmi tous les chiffres donnés en fin d’année dernière à titre récapitulatif, il en est un particulièrement étonnant : alors qu’elle rôdait en 1960 autour de 35 ans, l’espérance de vie en bonne santé des Chinois dépasse désormais celle des Américains ! L’écart ne tient certes qu’à quelques mois – 68,7 ans en Chine contre 68,5 pour les bébés américains – et l’espérance de vie globale reste supérieure aux États-Unis (78,6 ans contre 76,5 en Chine), mais la tendance est là. Et ce ne sont pas les 400 000 morts du Covid-19 qui risquent de l’inverser. De fait, le ralentissement de la progression de l’espérance de vie outreAtlantique – de 2014 à 2017, elle a même connu, du jamais-vu jusqu’alors, trois années consécutives de baisse ! – date de la fin de la décennie 1990. Cela fait des États-Unis le pays « développé » à l’espérance de vie à la naissance la plus basse, avec un retard de plus de cinq ans sur le Japon (84,1 ans) et de près de quatre sur la France (82,5 ans). LA DÉSINTÉGRATION D’UN RÊVE
Il ne faudrait pourtant pas tirer de ces chiffres des conclusions trop hâtives sur la santé de tous les Américains. La stagnation de l’espérance de vie aux États-Unis vient en effet de certains d’entre eux, les Blancs non hispaniques âgés de 45 à 54 ans. Dans cette période de « milieu de vie » qui correspond en général au maximum du bien-être matériel, on note dans cette population, depuis le début du troisième millénaire, une explosion dramatique des décès non accidentels. Ceux-ci sont de trois ordres : les suicides, les overdoses de drogue ou de médicaments et les cirrhoses dues à l’alcoolisme. Ce sont ces types de morts que les économistes américains Anne Case et Angus Deaton, qui forment à la ville un couple, ont regroupés sous l’expression qui a fait florès après la première parution de leur livre, Deaths of Despair and the Future of Capitalism, en mars 2020, de « morts de désespoir ». Et ils ont cherché à la fois à en établir le constat le plus précis (comme on peut le lire dans l’extrait ci-après) et les causes possibles, à la manière d’une enquête sur la désintégration du rêve américain.
Case et Deaton écartent d’abord l’idée d’un recul général de l’espérance de vie aux États-Unis. Si les Afro-Américains y meurent toujours de façon plus précoce que les Blancs, les Hispaniques et les Asiatiques, leur espérance de vie ne cesse de progresser. Pour les plus favorisés d’entre eux, matériellement et sur le plan éducatif, elle rattrape même celle des Blancs de la même catégorie.
Car le second constat que font Case et Deaton porte sur la discordance extrême face à la mort non accidentelle qui existe entre les Blancs non hispaniques n’ayant pas fréquenté l’université et ceux titulaires d’un master – une coupure aussi existentielle que matérielle. Nos auteurs écartent également les explications en termes individuels. L’une des causes les plus importantes des morts en milieu de vie provenant de l’usage des opioïdes légaux et illégaux – ceux prescrits par
SUICIDE, OVERDOSE, CIRRHOSE : TROIS TYPES DE « MORTS DE DÉSESPOIR »
les médecins comme antidouleurs et ceux vendus par les dealers –, il serait en effet tentant d’en accuser de « simples » comportements d’addiction. Le fait que ces décès concernent certains et non d’autres suggère, comme l’avait fait Durkheim en 1897 dans Le Suicide, sa célèbre analyse à laquelle Case-Deaton se réfèrent, qu’on se trouve là non pas devant une somme de comportements individuels mais face à un véritable « fait social ».
PLUS DE DÉCÈS EN TEMPS DE PROSPÉRITÉ
C’est ici précisément que débute leur interprétation. Là encore, ils procèdent par élimination. Ils rejettent ainsi tout lien entre ces morts de désespoir et les soubresauts de l’économie – la crise de 2008 n’ayant, d’après eux, pas eu d’incidence notable à cet égard. Ils suggèrent même qu’il y a au contraire plus de décès par désespoir en temps de prospérité, sans s’interroger toutefois sur la qualité de cette dite « prospérité ». Car si celle-ci n’est que de façade, assise sur des bulles d’actifs qui éclatent les unes après les autres, comme c’est le cas depuis vingt ans, leur remarque n’est guère significative… De fait, Case et Deaton ne cachent pas leur préférence procapitaliste et libérale. Cela les conduit à exonérer aussi les inégalités, qu’ils estiment plus ou moins « légitimes », la concurrence internationale, notamment de la Chine, l’immigration et la robotisation. Non pas qu’ils nient que ces facteurs aient eu des effets délétères sur l’emploi, mais ils les jugent mineurs par rapport à ceux engendrés par le fonctionnement d’un certain capitalisme dévoyé.
Si les morts de désespoir touchent en priorité la population la moins éduquée, c’est en effet, selon eux, parce que le capitalisme américain actuel a, par ses pratiques, « lentement détruit la classe ouvrière ». Dans les années 1950-1960, celle-ci appartenait, par ses revenus, à la classe moyenne. Et elle était encadrée par des syndicats puissants qui la défendaient mais aussi l’inséraient dans un réseau étroit de relations sociales. Or, c’est ce terrain qui a disparu : alors qu’on a longtemps présenté le partage du revenu global entre le travail et le capital comme stable sur une base deux tiers-un tiers, il s’effectue de plus en plus au profit des actionnaires et au détriment des salariés. Il en résulte que, corrigé de l’inflation, le revenu médian ouvrier stagne depuis cinquante ans ! Parallèlement, les grandes firmes ont externalisé leurs emplois de faible qualification vers des entreprises de services à contrats précaires, tandis qu’elles resserraient leurs liens avec leurs salariés plus qualifiés car plus difficiles à recruter.
DÉCLASSEMENT ET DÉSOCIALISATION
Morts de désespoir reprend au fond ici les conclusions de Durkheim, de conduites suicidaires produites par une rupture des
mécanismes d’intégration à la société : pour eux, ce sont ces modifications de la nature de la production et la recherche de rentes indues par les entreprises qui ont poussé les ouvriers blancs américains au déclassement et à la désocialisation, puis, de là, au désespoir. Ils parlent même d’une « redistribution vers le haut », des plus pauvres vers les plus riches, opérée par le nouveau capitalisme actionnarial et financier. Et ils mettent en accusation le système de santé privé qui l’accompagne. On dit du nôtre qu’il dépense beaucoup pour de piètres résultats. Selon eux, c’est un paradis à côté d’un système américain très onéreux pour les entreprises, préoccupé quasi exclusivement de profit et lié aux intérêts d’un secteur pharmaceutique aux prix délirants imposés par des monopoles et défendus par les actions de ses lobbyistes auprès des représentants du Congrès.
Bizarrement, à part cette attaque contre le lobbying, Case et Deaton ne font que peu de parallèles entre cette situation et l’évolution politique américaine. Tout juste notent-ils que les États où l’on peut mesurer, d’après un panel d’indicateurs, la plus grande « souffrance » sont aussi ceux qui ont le plus voté en 2016 pour Donald Trump. En un sens, on comprend leur prudence : si ces laissés-pour-compte forment l’indiscutable base de l’électorat trumpien, ils sont loin de le résumer – les ouvriers blancs non hispaniques ne représentant pas 47 % de la population. Le soutien d’une classe moyenne aisée voire supérieure y est tout aussi essentiel. Et l’on comprend aussi, dans ces conditions, la difficulté de la future administration
Biden : si l’électorat de Trump se limitait à ces « individus déplorables » qu’avait bêtement fustigés Hillary Clinton, l’action politique serait déjà difficile mais pas insurmontable.
PLACE À UNE SOCIÉTÉ BRISÉE
Or, Case et Deaton tracent dans leur livre, on pourrait presque dire à leur corps défendant, un constat autrement plus inquiétant : celui d’un pays dont le rêve d’une réussite à la portée de tous, qui l’a fondé, s’enraye pour laisser place à une société brisée car foncièrement inéquitable, où les uns se nourrissent du mal-être des autres en craignant d’être eux-mêmes les prochains à faire les frais de la désocialisation ambiante…
Bien que Case et Deaton ne procèdent dans leur essai très américano-centré qu’à de rares comparaisons internationales, c’est là, comme l’ont montré chez nous les Gilets jaunes, un problème plus général : celui d’un Occident en passe de rater son entrée dans ce que d’aucuns appelaient le « nouveau monde ». Bref, malgré le peu de solutions concrètes qu’il avance en dehors d’un retour à un hypothétique capitalisme vertueux, Morts de désespoir est un texte majeur de méditation sur notre présent de dits « développés » et sur la manière dont nous pourrions arriver malgré tout à sauver notre idée, devenue problématique, d’avenir.
EN CAUSE, LE FONCTIONNEMENT D’UN CAPITALISME DÉVOYÉ